(musique et littérature) La musique comme problème poétique, par Laurent Mourey

Par Florence Trocmé

La musique comme problème poétique,  
note sur « Musiquer la poésie, c’est signer le signe » de Henri Meschonnic, La Rime et la vie, Verdier, 1990, p. 199-207. 
 

Dans le titre du chapitre de La Rime et la vie que Henri Meschonnic consacre au rapport entre poésie et musique, émerge le problème du rapport entre le signe et le poème. En posant une identité entre « musiquer la poésie » et « signer le signe » il appelle à penser ce qui agit sous l’apparente redondance d’actions qui identifient la poésie à la musique, le langage au signe. Dès lors « signer le signe » revient à montrer que l’entreprise de « musication » de la poésie opère dans une stratégie qui renforce l’idée que le langage est appréhendable par la seule représentation par le signe. 
Meschonnic fait d’abord remarquer que si l’expression « musique de la poésie » infuse les discours sur la poésie, celle de « poésie de la musique » ne s’est pas emparée des musicologues ou des musiciens dans les mêmes proportions. Une remarque forte – si simple pourtant – dans la mesure où elle fait d’emblée la démonstration que loin de répondre à une nature de la poésie, « musique de la poésie » est une construction historique dont les strates se sont déposées sur les discours. Musique et poésie donc : « Leur association a un air de nature. Elle a pourtant une histoire. » (p. 199) C’est ce rapport comme problème que Meschonnic se propose d’étudier en partant du constat liminaire qu’ « il est difficile de savoir exactement depuis quand on ne sait plus ce qu’on dit quand on parle de musique de la poésie. » (p. 199) Aussi peut-on essayer de comprendre, en lisant ce texte de La Rime et la vie, inclus  significativement dans une partie du livre sur la rime, et entre le chapitre « Rimer, trahir le monde » et, le texte éponyme « La Rime et la vie », peut-on tenter de comprendre dans quelle situation, et quelle idéologie cette conjonction de « la poésie et la musique » place le poème, celui qu’on écrit et celui qu’on lit, celui pour lequel, dans et par lequel on devient une écoute du langage. 
 
L’histoire d’une relation 
Les différents nœuds du problème se serrent au fil d’une histoire qui commence pour Meschonnic par les premiers mots de L’Illiade : « Chante, déesse, la colère du fils de Pelée Achille », et ceux des premiers de L’Odyssée : « L’homme, dis-moi, muse », où se construit un rapport entre parler et chanter, doublé d’un rapport entre dieu et les hommes. Un enjeu anthropologique, que Meschonnic retrouve en traduisant « le chant est qui chante », et en traduisant non tant un texte religieux, mais un poème et partant une « poétique du divin ». Dire, parler entretiennent un rapport avec le chant comme ce qui dans la voix aurait une portée singulière et entretiendrait lui-même un rapport au divin, dont il faudrait définir à quoi il renvoie. Pour l’heure chanter s’est assimilé dans Virgile à une figure de rhétorique. Peut-être le recours à une musique du langage s’inscrit-il dans une rhétorique. Comme Meschonnic l’écrit dans le texte qui suit, « La Rime et la vie », « rien de ce qui est dans le langage ne peut manquer d’avoir un effet sur le sens » ; une rhétorique est créatrice d’effet de sens autant que d’effets sur le sens et elle concourt à une « force du langage » qui, ainsi qu’on pourra l’envisager, pose, via la musique qui est à entendre aussi du côté de ces effets, le problème du sens dans le poème, et le sens comme problème poussant à un regard critique de ce qui est posé souvent comme une nature (ou une convention) dans le langage. 
La musique renvoie de toutes façons à poser la question du langage et de la poésie puisqu’elle semble être travaillée dans des sens multiples, et reçoit une historicité foisonne dont Meschonnic donne quelques jalons, déjà jusqu’à Eliot et son Music of poetry, de 1942. Un moment fort de la relation entre poésie et musique est le symbolisme : Wagner et sa réception (que l’on pense à la Revue wagnérienne de Dujardin, au Traité du verbe de Ghil recherchant des équivalences entre musique et prosodie, ou encore à l’impair de Verlaine) cristallise sans doute nombre d’enjeux qui, partis d’une musique des sphères et d’un « ordre divin incarné dans le cosmos » (p. 200), s’orienteront ensuite vers d’autres voies : « Cette musique intrinsèque est, de manière remarquable, passée de l’harmonie, qui mettait l’accent sur l’euphonie et sur la voyelle, à l’époque classique, au consonantisme, à l’époque moderne, en traversant la saturation symboliste. Jusqu’à la dissonance. » (p. 201) Notons que cette histoire va bien jusqu’à Meschonnic : comme le signale ici le consonantisme, puis le devenir du « poème en prose » de Baudelaire, avec « le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime » à une « prose du poème » (p. 201) 
Cette histoire d’une relation est bien écrite pour situer le problème jusqu’à Meschonnic : pour déplacer la question d’une musique de la poésie à une « musique d’un poème ». Aussi beaucoup passera-t-il par l’oreille, à travers cette phrase d’Alexandre Blok, définissant le « rythme d’un écrivain » : une « tension infatigable de l’oreille intérieure, l’écoute comme d’une musique lointaine. » C’est donc depuis cette « oreille intérieure » que le rapport entre musique et poésie en Meschonnic trouve son point névralgique. Pour un poète qui situe le sens du sens dans l’écoute at qui écrit dans La Rime et la vie, en ouverture de la partie « Une oreille sur l’avenir » : « Leur aventure [celle des poète] est dans ce que transforme une lucidité qui n’est propre qu’au poème. » (p. 102) 
« la musique d’un poème », à partir d’Eliot 
Oui, c’est de « la musique d’un poème » qu’il s’agit. Non plus d’une essence du langage qui se traduirait dans des poétiques particulières : musique du vers, et musique parce qu’il y a vers par exemple. La musique procède et est particulière à ce poème, fût-il écrit en prose. La musique a trait à la spécificité du poème et ainsi à prose, à « la prose du poème ». La prose ne s’entend pas d’ailleurs dans son opposition au vers, pas plus qu’elle ne se définit comme un langage ordinaire donc privé de musique opposé à un langage poétique, bien musical lui. La prose est étymologiquement l’en-avant d’un discours, avec sa syntaxe et sa prosodie, avec la métrique aussi. Ceci bouscule évidemment les catégories : la prose est ce qu’un discours est seul à faire, la tournure particulière du langage propre à un poème. Ce qui pousse à affirmer qu’il n’est pas tant question de la prose mais bien des proses. Quand Meschonnic écrit, avec Gérard Dessons un Traité du rythme en 1998 celui-ci est sous-titré significativement : « des vers et des proses » (c’est nous qui soulignons). 
Pour une telle conduite du rapport entre musique et poème, un essai est « capital » : The Music of poetry de T.S. Eliot. Capital parce qu’il infléchit le rapport entre poésie et musique, la pensée de ce rapport qui dès lors ne se passera pas du poème dans sa singularité et son action toujours recommencée sur le problème, parce qu’il met en cause « le schéma même du signe, du sens, présupposé par la requête instrumentaliste du comprendre. » (p. 202) Eliot a ainsi pensé « une musique latente dans le langage de son temps » : le « return to common speech » ouvre en fait les limites à la fois de la poésie et d’une représentation du langage par le signe. Il est continu à ce qu’Eliot a conçu comme « l’unité intérieure » du poème. C’est donc tout le poème dans son ensemble qui crée une musique particulière, intérieure : condition du sens et condition de son débordement. In fine, si la poésie travaille dans le langage ordinaire, les « mots de la tribu » dirait Mallarmé, le poème organise, plus qu’il ne compose, et construit son propre rythme, que Meschonnic désigne par « forme de vie » (p. 202) puis par « l’intonation, le corps, la voix, la vie » (p. 203). Il mentionne alors « cet air qui passe entre les mots et n’est dans aucun mot pris séparément. » (Ibid.) Une manière de reprendre ce qu’a écrit Eliot : « not a line by line matter, a question of the whole poem. » (p. 202) L’air est à la fois musical et atmosphérique ; mais il renvoie à la subjectivité en poème, comme ce que seul un poème peut faire entendre. C’est sans doute la création d’un inouï, à chaque poème, à chaque voix qui est aussi désignée. 
 
L’avenir d’une métaphore 
Meschonnic engage la « musique d’un poème, « la musique de la poésie » comme des métaphores, sans doute. C’est ce qu’il a démontré au sujet du rapport à la musique de Mallarmé, dans Mallarmé, au-delà du silence. Mais les métaphores finissent aussi par tenir lieu de pensée et c’est cette pensée dont il est fait la poétique et la critique. A partir d’un temps les métaphores n’en sont plus et finissent par être des climats dans lesquels nous respirons. Alors, selon Meschonnic, la métaphore conforte les schémas du signe qui pour lui d’abord excluent l’un de l’autre langage poétique et langage ordinaire. Celui-ci serait dépourvu d’un travail sonore que la poésie accomplit dans l’ « hésitation prolongé entre le son et le sens » dont Valéry a fait le propre du poème. Pour Meschonnic cette position ne fait qu’aggraver le dualisme de la forme et du sens, du signifiant et du signifié, alors que tout l’effort théorique est de penser ensemble « forme de vie » et « signifiance », ce qui porte justement à entendre autrement l’ordinaire du langage, à s’en faire l’écoute : « la poésie, loin de s’écarter du langage ordinaire, en est la figure même. » (p. 203) 
Mais il s’agit en retour de porter la métaphore pour qu’elle fasse comprendre quelque chose de la poésie, de l’activité du poème qui pourrait recevoir non des propriétés musicales, mais de ce qui dans la musique, crée des rapports : « Cet air qui passe entre les mots et qui n’est dans aucun mot pris séparément, cette métaphore musicale dont il semble qu’on ne puisse se défaire, et pas seulement par routine, est en effet significative de ce qui dans le langage échappe au sens, c’est-à-dire au modèle du signe. » (p.203) C’est donc par une attention à une « physique du langage » qu’un rapport à la musique peut être pensé, mais en critiquant une métaphore qui en définitive ferait du musical un surplus, un à-côté du sens, dans une dichotomie avec le son. Meschonnic arrache in fine cette métaphore au régime du signe après en avoir critiqué la stratégie idéologique. Il la montre ainsi pour une « tautologie » : non plus du côté de « l’hésitation entre son et sens », mais comme « métaphore du hors signe », et comme « déjà ce que le signe ne comprend pas » (p. 203), autrement dit poésie. 
De fait, la métaphore n’a pour issue qu’un rapport et non un transport et peut-être est-elle amenée à disparaître comme une figure trop commode qui ne fait que réaliser le transport d’une certaine représentation du langage. Mais le rapport construit une théorie de la poésie et du langage où émergent l’oralité et la signifiance qui sont des saisissements : saisissement du langage par une voix, une vie, et c’est bien cette force qui échappe, comme l’air qu’on entend et que l’on a dans la voix, comme le chant qui est dans la voix. Meschonnic conclut ainsi, par l’écoute d’un poème : « Même et surtout quand le sens échappe, ou qu’il est perdu. Ce qui échappe est une force. Cette force est du sujet. » (p. 207) 
 
Laurent Mourey