18 avril 2015, c'est la Nuit de la lecture à Lausanne. Il se passe quelque chose aux anciennes écuries de Mon-Repos. Un projet littéraire, singulier, original, initié par Pierre Crevoisier, voit le jour, ou plutôt la nuit, dès dix-huit heures, jusqu'à deux heures du matin suivant.
Ce projet a pour nom La Maison éclose. Quinze auteurs romands, dix femmes et cinq hommes - la parité n'est pas respectée, mais quelle importance? - lisent cette nuit-là un texte de leur cru, sur le thème du désir, chacun dans un petit salon, à plusieurs reprises, mais à une seule personne à la fois.
Le plaisir d'une telle lecture n'est donc pas solitaire. C'est en quelque sorte une lecture particulière, faite par un auteur à un auditeur, qui deviendra après ça un lecteur conquis. C'est une expérience inédite, pour l'un comme pour l'autre, qui fait éclore entre eux des émotions nouvelles.
4 septembre 2015, c'est Le livre sur les quais à Morges. Onze des quinze auteurs, six femmes et les mêmes cinq hommes, récidivent, de dix-sept à vingt-deux heures. Le souvenir des chevaux-nature cède la place aux chevaux-vapeur. Car les lectures ont lieu cette fois dans des Rolls-Royce, dans la cour du château.
Les Éditions Encre Fraîche viennent d'éditer ces quinze textes, précédés d'une présentation de son projet par Pierre Crevoisier et d'une présentation de l'atelier Le Poisson Bouge par Adriana Passini: le livre est illustré, magnifiquement, par des gravures réalisées par huit artistes de cet atelier.
Mais ce n'est pas tout. Si le lecteur n'a pas eu le bonheur d'entendre un des quinze textes lus par son auteur, le 18 avril ou le 4 septembre, il peut tranquillement les écouter tous, seul, ou avec des complices, par la grâce de deux DVD, où figurent leurs enregistrements, de la voix même de leurs auteurs.
Désirs est un véritable cadeau. Bien sûr, le thème, le désir, le nom du projet, La Maison éclose, très connoté, pourraient donner à penser qu'il ne s'agit là, dans ce recueil, que de désirs sensuels. Que nenni! Il y a bien d'autres désirs dans la vie. Ils montrent tous, justement, que l'absence de désir, c'est la mort.
Francis Richard
Désirs, collectifs, 116 pages, Éditions Encre Fraîche
Pour susciter le désir, voici une phrase de chacun des auteurs, tirée abusivement de son contexte, dans l'ordre de sa parution dans ce bel ouvrage:
Bientôt ça sera la journée
la journée normale et simple
simple la journée sera simple ce sera une journée simple une journée belle avec la neige depuis la fenêtre jusqu'au lac avec tes sourires
tes sourires et tes premières phrases.
Pierre Fankhauser
Elle pense à tous les dégâts que ça fait une parenthèse mal refermée, rien que pour les mots, ça modifie la phrase, ça prend le dessus sur le reste et on ne sait plus, on ne comprend plus, on se noie dans le chaos.
Mélanie Chappuis
Elle désire encore, et encore, et encore, caresser sa langue avec sa bouche, goûter sa salive, l'incorporer, dévorer son visage, ne plus savoir ce qui lui appartient à elle, à lui, qui est qui, déplacer les frontières, repousser les limites, s'oublier et mourir dans la moiteur silencieuse d'un soupir.
Anne-Frédérique Rochat
Etre écrivain, c'est contempler le désastre et en faire une fête.
Véronique Emmenegger
Je tentais de tout capter, de suivre le fil des images, jusqu'à celle qu'il voulait me montrer: une terrasse parisienne, on devinait l'amorce d'une enseigne, celle de la Closerie si je me souviens bien, un garçon en frac se penchait, à gauche de l'image, tendait son bras pour allumer la cigarette d'un homme dont on n'apercevait pas le visage et, à droite, en léger retrait, il y avait un regard.
Pierre Crevoisier
Chaque page écrite est une revanche sur la mort, un bout de vie qui ne se perdra plus.
Elsa Montensi
Tant de médiocrité peut paraître étonnante de la part de quelqu'un qui s'épanche autant que vous sur le sexe, mais au fond c'est assez naturel que de chercher à compenser la misère par l'imaginaire.
Sabine Dormond
Le jour du grand départ, il ne manquait que le verbe, pour être.
Julien Bucci
Elle me dit vous êtes bizarre, je souris, c'est normal, ça fait partie de sa malice de sembler me découvrir.
Bertrand Schmid
Je nageais même, dans un maillot rouge une pièce qui s'ennuie maintenant au fond d'un tiroir.
Carole Dubuis
Je cherche ton corps dans la nuit, le vent coquin dirige mes gestes, attise la brûlure, nos mains se dérobent, nos bouches happent la douleur d'une petite mort avortée et nous mangeons un quartier de lune tombé par hasard au pied du lit.
Olivier Chapuis
Enveloppée dans ses draps en quête d'un sommeil qui la fuit, elle s'invente le même rêve depuis des mois: être une seule fois, une seule, la femme dont on tient la main dans les rues de la ville en plein midi sans jeter des regards craintifs autour de soi, celle que l'on embrasse ailleurs que dans les coins sombres, les pièces closes ou les ascenseurs et que l'on est fier de présenter à sa famille et ses amis.
Silvia Härri
Elle est jolie quand même, comme une jolie fleur qui aurait le pistil enroulé.
Marie-Christine Horn
Le jour où je parviens à m'évader de cette prison, je réapprends les gestes d'une femme libre, avec lenteur, douleur, simplement pour mouvoir mon corps dans l'espace.
Odile Cornuz
Tu te rappelles ces nuits, ces jours, ces heures, les joues en feu, les lèvres brûlantes, gonflées, et le corps livré à cette force primitive - le désir.
Marianne Brun