Ce qui a été transformé en conscience n’appartient plus aux puissances ennemies
Poezibao s’associe au deuil collectif et continue sans trêve à partager ce qui peut donner du sens, à assurer, à la place qui est la sienne, une transmission d’œuvres de création susceptibles d’aider à penser et à vivre.
Aujourd’hui, un livre important que vient de publier Vincent Pélissier, en sa maison d’édition Fario, Au fond de la couche gazeuse, de Baudoin de Bodinat.
L’extrait choisi ne fait pas immédiatement référence à ce qui vient de se passer mais me semble résonner de nombre de problématiques cruciales qui sont en rapport avec ces évènements.
FT
D’une manière ou d’une autre à tergiverser il faut à la fin quelque chose comme un totémisme si l’on veut que l’existence ne soit en rétrospection une inanité, une brève illusion dont le sens se perdra entièrement avec soi-même comme elle l’est aujourd’hui, à nous en troubler si intimement – quelque chose incarnant ce qui ne meurt pas, le transmissible d’une justification d’être là, qu’on aura perpétuée et remis en d’autres mains : une justification d’avoir été là. (Je m’excuse de cette affirmation auprès des individus, n’y pouvant rien si c’est ainsi, et eux non plus). Patrie et Révolution le furent en dernières formes très étendues, à relier encore nos sentiments expansifs au monde sensible, aux réalités communes d’une suite des générations, à pouvoir inspirer ainsi de ces dévouements. Le règne de l’instrumentalité en a dissous tout le substantiel et puis nous a reclus dans l’effervescence de son présent perpétuel où l’on est à se débattre chacun pour soi. Et aujourd’hui ce quelque chose nous justifiant d’avoir été là il faudrait se l’inventer tout seul, et ce serait en apparté avec soi seul – de n’avoir rien à remettre aux affectataires suivants, pas même un nom, pas même un monde pour eux encore envisageable.
Qui était pourtant notre monde, nous en portions la responsabilité. Que nous avons abandonné aux appétits bizarres et déréglés de l’hybris de croissance, à ses prédations et déprédations sans aucun souci d’âge ultérieurs ni aucune considération de nos jours actuels (nous n’en aurons pas d’autres), et dont nous ne tentons même pas de sauver le peu qu’il en reste, si occupés d’en profiter ; quand ce peu, plutôt que d’aller en ultime combustible de la machinerie dévoratrice, devrait nous être bois sacré, sanctuaires inviolables de notre patrie terrestre, absolument tabou (et non « écosystème intéressant », non pas « réserve de riche biodiversité ») ; (et nous en deviendrions immédiatement plus intelligents, de nous-même comme du mauvais cas où l’on s’est mis, peut-être aussi du moyen d’en sortir, si ce qui a été transformé en conscience n’appartient plus aux puissances ennemies.) Au point où nous en sommes, où « l’ombre de la grande catastrophe qu’on redoute frappe de vanité tous les projets qu’on eût faits à une époque plus tranquille », si loin avons-nous été tirés hors de chez nous, si complétement avons-nous été arrachés de tous nos liens, que reste-t-il en justification d’être là, en signification plus grande que soi et imposant des devoirs, en attachement qui serait inconditionnel, en enthousiasme imprévu, qui de se déterminer à le sauver ?
Baudoin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, 2011-2015, éditions Fario, 2015, pp. 232 et 233.
À propos d’un livre de Baudoin de Bodinat sur Eugène Atget, ces quelques réflexions dans le Flotoir (site personnel de F. Trocmé)