# 31. En effets
Here is no water but only rock
Rock and no water and the sandy road
The road winding above among the mountains
Which are mountains of rock without water
335 If there were water we should stop and drink
Amongst the rock one cannot stop or think
Sweat is dry and feet are in the sand
If there were only water amongst the rock
Dead mountain mouth of carious teeth that cannot spit
340 Here one can neither stand nor lie nor sit
There is not even silence in the mountains
But dry sterile thunder without rain
There is not even solitude in the mountains
But red sullen faces sneer and snarl
345 From doors of mudcracked houses
If there were water
And no rock
If there were rock
And also water
And water
350 A spring
A pool among the rock
If there were the sound of water only
Not the cicada
And dry grass singing
355 But sound of water over a rock
Where the hermit-thrush sings in the pine trees
Drip drop drip drop drop drop drop
But there is no water
31. 1. En août 1923, T. S. Eliot écrivit à Ford Madox Ford que The Waste Land comprenait au moins une trentaine de vers de qualité, et le défia de trouver lesquelles ; c’était ceux-ci. Pourquoi ces vers sont-ils bons ? Qu’est-ce qu’un bon vers ? C’est à cette question que j’aimerais me frotter aujourd’hui.
31. 1. 1. Première difficulté : la boutade d’Eliot nous demande de considérer qu’il y a des vers meilleurs que d’autres, et ce objectivement (ou, au moins, intersubjectivement : l’autre peut les retrouver). On ne pourra en rester à un « des goûts et des couleurs… » paresseux (mais commode).
31. 1. 2. Deuxième difficulté : la poésie d’Eliot semble s’émanciper des normes extérieures qui permettraient de juger de la beauté d’une œuvre par le repérage de la manière dont elle incarne des règles ou répond à des normes transcendantes (un sonnet de quinze vers hétérométriques ne rimant pas ne satisfait pas un goût classique). Sans critères, comment juger de la qualité d’un objet ?
31. 2. Je propose l’hypothèse suivante : un bon texte est un texte réussi, c’est-à-dire qui parvient à produire l’effet qu’il s’efforçait de produire.
31. 2. 1. Cette hypothèse est moins intéressante pour ce qu’elle nous permet de dire de ce fragment-ci, que de The Waste Land et du projet moderniste en général : si le texte est réussi, et que la réussite d’un texte est la conformité de l’effet à l’effort, décrire l’effet permettra de retrouver l’effort.
31. 2. 2. Or – c’est mon hypothèse – l’effort, c’est l’effort du genre.
31. 2. 3. Qu’est-ce que l’effet d’un texte ? Bien souvent, on a une compréhension vaguement cratyléenne de l’effet d’un texte : on lui accorde beaucoup, et sur parole ; on lui prête ou on fait semblant de lui prêter l’effet de la chose dont il parle. Mais un texte réussi qui dit qu’il n’y a pas d’eau est-il nécessairement déshydratant ? N’y a-t-il pour un texte rien d’autre (en termes d’effet réussi) que de faire sentir ce dont il parle ? Baudelaire sur l’ennui ne nous ennuie pas.
31. 2. 4. Un autre écueil serait de décrire, en fait d’effets, les intuitions que le texte fait naître en nous.
31. 2. 4. 1. Ainsi, si je dis : « j’ai l’impression que ça va vite, et que ça tourne en rond. Que quelque chose cherche à se formuler, à chaque tour très vite – et très lentement car tous les tours font la même chose (ces vers sont comme les tours de la manivelle du sens) ; ce quelque chose concerne les rapports de l’eau et de la roche, aussi élémentaires que le soleil et la lune, le jour et la nuit, le yin et le yang » ; ou si j’ajoute : « entre le premier vers qui dit qu’il n’y a pas d’eau, et le dernier, qui dit la même chose, le texte a travaillé pour transmettre sous forme d’affects ce que dont on avait d’abord une connaissance abstraite » ; dans les deux cas, j’ai moins décrit l’effet que mis les mots sur une intuition de ce qu’il fait.
31. 2. 4. 2. J’ai confondu la description subjective de la cause avec la description de l’effet sur le sujet.
31. 3. Si donc par contre j’essaie de décrire ce que cela me fait, ce texte, de la manière la plus honnête possible, je dirais : il me procure une certaine joie, et en même temps je n’ai pas envie de le lire une deuxième fois (je me force, je renâcle, et c’est pour écrire ces lignes).
31. 3. 1. « Joie » est un mot trop fort : il me réjouit. J’attribue cet effet à sa simplicité, à son vocabulaire élémentaire (dans tous les sens du terme), ses rythmes simples. Ils me font penser aux derniers vers de Rimbaud. Si je n’ai pas envie de le relire, c’est qu’il n’invite en rien au travail humble et lent de l’interprétation : il dit au premier vers ce qu’il doit dire. La joie qu’il procure n’est pas herméneutique.
31. 3. 2. J’essaie de préciser. Si je dis : « j’ai entendu quelqu’un essayer de dire quelque chose ; il haletait derrière ces lignes. La succession des vers signait son halètement ; à chaque nouvel effort, reprenant sa parole, la poussant quelque part, un peu plus loin ; mais sa parole le ramenait toujours à son point de départ », alors, de nouveau, je suis en train de décrire ce que j’ai imaginé. Reste que son effet, c’est aussi que j’imagine ; et peut-être que j’imagine cela – même si son effet n’est pas le contenu de cela.
31. 4. Rythmes naïfs, vocabulaire élémentaire – sans compter le reste du poème, par rapport auquel ce passage détonne : sa réussite signifie plus d’effets, à l’aide de moindres moyens. Comme dans la poésie minimaliste que Jan Baetens appelle de ses vœux.
31. 5. À suivre l’hypothèse de mon début, le texte qui m’a procuré de la joie s’efforçait de le faire. Avec de la langue en souffrance. La poésie moderne, n’est-ce pas justement cette prière sans Dieu (voir # 28) qui sème dans son récepteur les graines d’une langue en souffrance (voir 29. 4) – pour y faire pousser de la joie ?
Il n’y a pas d’eau, que de la rocaille
Rocaille, pas d’eau, et la route sablonneuse
La route qui s’enroule au-dessus, au milieu des montagnes
Qui sont des montagnes de rocaille sans eau
S’il y avait de l’eau, nous nous arrêterions pour nous rafraichir
Au milieu de la rocaille on ne peut s’arrêter ou réfléchir
La sueur est sèche et les pieds sont dans le sable
S’il y avait de l’eau seulement au milieu de la rocaille
Montagne morte bouche de dents cariées qui ne parvient pas à cracher
Ici l’on ne peut ni être debout ni s’asseoir ni se coucher
Il n’y a même pas de silence dans les montagnes
Mais le tonnerre sec et stérile qui ne pleut pas
Il n’y a même pas la solitude dans les montagnes
Mais les faces rouges et renfrognées grognent et ricanent
Aux portes des maisons de boue craquelée
S’il y avait de l’eau
Pas de rocaille
S’il y avait de la rocaille
Ainsi que de l’eau
Et de l’eau
Une source
Un étang parmi la rocaille
S’il y avait ne serait-ce que le bruit de l’eau
Pas la cigale
Et le chant de l’herbe sèche
Mais le bruit de l’eau sur la rocaille
Là où la grive-ermite chante parmi les pins
Plic ploc plic ploc ploc ploc ploc
Mais il n’y a pas d’eau