Pour la première fois depuis la guerre d’Algérie, l’état d’urgence a été décrété sur l’ensemble du territoire. Cela n’est guère fréquent, dans la vie d’une démocratie, que, d’un coup, on bascule ainsi dans un autre mode de gestion au jour le jour.
En effet, et même si l’ensemble de la presse et des politiciens semble avoir pris la nouvelle avec un stoïcisme tangentiel à l’abrutissement, l’état d’urgence peut impliquer la possibilité de restreindre la circulation des personnes et des véhicules dans des lieux et à des horaires déterminés (ce qui laisse la possibilité aux préfets d’instaurer un couvre-feu dans les secteurs exposés à des risques importants de trouble à l’ordre public), de restreindre l’accès à certains lieux, certains bâtiments (publics ou privés), d’interdire de séjour certains individus, de renforcer le contrôle aux frontières, de réquisitionner biens et personnes pour le maintien de l’ordre public.
Cela peut aussi signifier l’interdiction de manifestations, des restrictions pour la presse et les médias en général voire leur prise de contrôle, bref, un cortège de mesures qui ne sentent pas forcément très bon la liberté. Ces derniers éléments sont d’ailleurs soigneusement passés sous silence par le ministre de l’Intérieur lorsqu’il rappelle de quoi il retourne avec cet état d’urgence : il évoque bien les nouvelles prérogatives des préfets, mais on n’entendra pas parler des autres aspects (article 11 notamment) de cet état.
Certes, après tout, rien n’indique pour le moment que ces dernières restrictions seront appliquées, et Cazeneuve n’avait donc pas besoin de les évoquer. On peut même espérer qu’il n’en aura jamais besoin. Mais il reste indispensable de conserver à l’esprit que c’est parfaitement possible et même prévu dans la loi.
Ceci n’affranchit pas de se poser la question de l’utilité de ce décret sur le plan sécuritaire.
En effet, comme le rappelle Baptiste Créteur, les attaques terroristes de vendredi dernier ont eu lieu un an après la loi du 13.11.2014 renforçant les dispositions de lutte contre le terrorisme, alors que le pays est déjà sous tension, contrôles aux frontières réinstauré (COP21 oblige) et plan Vigipirate toujours en place. Ironie cynique des terroristes qui montrent par là toute l’impuissance des pouvoirs publics à protéger qui que ce soit avant l’état d’urgence et, par voie de conséquence, à les protéger aussi après, les mesures prises ne changeant qu’à la marge les dispositifs existants. De ce point de vue, chaque minute qui passe fait ressembler un peu plus cet état d’urgence à de la pure gesticulation politicienne.
En revanche, du point de vue tactique politique, il en va autrement.
Si on se rappelle des magnifiques faits d’armes précédents de nos gouvernants, cet état d’urgence ressemble bel et bien à un outil dégoté dans la panoplie playskool du petit président, et risque fort d’être comme un couteau pour une poule, bidule inutile dont l’équipe en place ne saura trop quoi faire mais qu’elle aura invoqué histoire de montrer qu’elle fait quelque chose, en fanfare.
En revanche, si on se rappelle que Hollande et Valls ont probablement un minimum de suite dans les idées, de ces suites qui leur permettent notamment de conserver le pouvoir à tout prix et réduire au silence leurs opposants et leurs ennemis politiques, l’instauration de l’état d’urgence n’est plus du tout fortuit. Il devient même fort commode.
À tel point que Manuel Valls, malin, en voudrait bien encore un peu plus : comme il y aura d’autres attentats, ce serait assez logique de continuer sur notre lancée, n’est-ce pas.
« Parce que nous sommes en guerre nous prenons des mesures exceptionnelles. Nous devons anéantir les ennemis de la République, expulser tous ces imams radicaux, déchoir de la nationalité ceux qui bafouent l’âme de la France. Je prédis un conflit qui durera des mois, peut-être des années. »
Bon, il n’y a pas à dire, même si ça vend peu de rêve et plutôt du sang et des larmes, on est assez loin des discours churchilliens. Le fond est sans ambiguïté cependant : le Manuel du gouvernement ne compte pas lâcher l’état d’urgence trop vite, et ça ne semble défriser personne.
Accessoirement, on ne peut s’empêcher de noter le timing, diabolique, de cette incursion rapide dans le mode minimal de la démocratie française.
Nous sommes effectivement en plein milieu d’une situation économique pourrie ; le passage en mode « full metal jacket » de Hollande permettra sans mal de détourner un peu l’attention, et on peut même parier sur une hausse, temporaire mais sensible, de sa cote de popularité (ou disons de la baisse de son impopularité, pour être plus exact), et de même pour Valls. Voilà qui renouvelle un peu le paysage médiatique et atténuera les soucis évidents de la COP21 (dont le succès semble « quelque peu compromis ») ou ceux des prochaines élections régionales (dont le succès semble « quelque peu compromis » aussi). Et pendant qu’on va batailler ISIS, Daech ou n’importe quel autre acronyme à coup de conférences de presse de plusieurs kilotonnes et de décrets à sous-munitions, on mobilise la presse sur autre chose que sur la situation économique catastrophique du pays et son chômage qui continue de grimper, malgré les artifices statistiques.
Dès lors, on se doit de noter la facilité à déclencher l’unanimité, pardon l’unité réclamée et obtenue par nos dirigeants et l’ensemble des partis politiques. Certes, l’ampleur de l’attentat justifie que les polémiques politiciennes se taisent et que les campagnes électorales soient mises en sourdine. En revanche, c’est maintenant le dernier moment d’abdiquer de sa capacité de réflexion et de prise de recul.
On peut aisément comprendre que, poussé par la nécessité d’attraper les terroristes en fuite, des mesures exceptionnelles contraignantes soient rapidement mises en œuvre dans le pays. On admettra éventuellement que cette situation puisse durer quelques jours, les péripéties de la traque et des enquêtes nécessitant probablement ce genre de délai. Au-delà, cependant, on peine à voir l’intérêt de perdurer dans cette situation. C’est d’ailleurs le sens des 12 jours définis dans la loi avant l’obligation d’un passage par le parlement.
Or, nous n’avons pas encore passé une poignée de jours que Valls envisage déjà d’étendre le délai.
Même si, d’aventure, cet état d’urgence ne devait pas être reconduit, le seul fait que le Premier ministre réclame dès à présent, si tôt, une telle extension est particulièrement préoccupant. Cela l’est d’autant plus qu’à l’heure actuelle, je ne suis pas du tout certain qu’il se trouverait une opposition dotée d’une colonne vertébrale complète et correctement solidifiée pour s’y opposer le 26 novembre. Tout indique même que les actuels yaourts à 0% de matière grise qui émargent chez les Républicains signeraient des deux mains ce genre de cascade politique pour bien montrer à quel point eux aussi ont un zizi suffisamment poilu pour en remontrer aux vilains terroristes.
Bref : la situation prend une tournure franchement nauséabonde, et absolument rien n’indique que la presse ou les politiciens s’en rendent bien compte ou, plus effarant encore, n’appellent pas carrément cette dégradation de leurs vœux.
Pourtant, on vient de donner (ou plus exactement, ils se sont donnés) un maximum de pouvoir à des gens qui n’ont jusqu’à présent brillé que par leur extraordinaire capacité à faire à peu près n’importe quoi, n’importe comment, et qui ont même largement prouvé leur agressivité extérieure et leur mollesse intérieure.
Un grand pouvoir donné à des irresponsables ? Forcément, ça va bien se passer.
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