La tentation est forte de classer ce récit parmi les incontournables de la science-fiction : un bon tiers de l’ouvrage se déroule effectivement dans des ambiances futuriste et post-apocalyptique. Ce choix serait pourtant profondément réducteur. Cartographie des nuages est un roman choral intercalant six époques différentes du 18ème siècle (ou avant ?) au XXIIIème (ou après ? ) intimement liées entre elles par des détails narratifs presque dérisoires et pourtant lourds de sens dans la construction du récit et pour le message final que voudrait nous transmettre l’auteur. Car il ne s’agit pas d’un roman distrayant facilement compris devant la toile blanche d’un cinéma de quartier. Si le film est dense et constitue une excellent adaptation, le livre va bien au-delà . J’y ai retrouvé immédiatement cette sensation de tournis face à la multiplicité de détails significatifs proposés, il m’aura fallu patienter près d’un tiers de l’ouvrage pour enfin lâcher prise, accepter de ne pas tout saisir et me laisser embarquer dans le troisième épisode truffé d’humour que constitue L’épouvantable calvaire de Timothy Cavendish, éditeur aliéné en fin de vie. Chacune des histoires rapportées possède son style, son genre et son ambiance propre : roman historique, polar, journal, correspondance, entretien, humour, science-fiction frisant parfois la fantasy ; amours et aventures scabreuses y trouvent également leur place, enfin et surtout le Bien et le Mal sont au centre du récit insidieusement sans être pour autant imposés au devant de la scène. Le génie de David Mitchell réside aussi dans ce dernier point. Cartographie des nuages est incontestablement un roman complet témoignant du talent et de la maitrise littéraire de son auteur.
Je vous livre quelques courts extraits issus des différents épisodes du roman :
« Mis en bouteille, le mépris que Mme Wagstaff affichait à l’égard de son mari eût fourni une excellent mort-aux-rats. »
Journal de la traversée du Pacifique d’Adam Ewing
« Zedelghem
le 16 août 1931,
Sixmith,
L’été a pris un tournant sensuel : la femme d’Ayrs et moi sommes amants. Ne t’emporte pas ! L’affaire est purement charnelle. La semaine dernière, un soir, elle a pénétré dans ma chambre, poussé le verrou derrière elle, et s’est déshabillée sans mot dire. Je ne veux pas me vanter mais je m’attendais à sa visite. En fait, j’avais laissé la porte entrouverte en songeant à elle. Essaie donc, Sixmith, de faire l’amour dans un parfait silence. Si l’on se tient coi, le tapage habituel se transforme en béatitude.
Quand on ouvre à soi le corps d’une femme, toutes les confidences qu’il contient en jaillissent (tu devrais essayer toi aussi ; les femmes, j’entends). Serait-ce en rapport avec leur inaptitude aux cartes ? Après l’amour, je préfère rester allongé, immobile, mais Jocasta parlait de manière compulsive, comme pour enterrer notre grand secret sous un tas de petites confessions. »
Lettres de Zedelghem
« Bill Smoke observe Rufus Sixmith quitter sa chambre d’hôtel, puis attend cinq minutes avant d’y pénétrer. Il s’assoie sur le rebord de la baignoire, et fait craquer ses poings gantés. Nulle drogue ou expérience mystique n’est aussi puissante que changer un homme en cadavre. Cependant, l’excercice nécessite cervelle, discipline et expertise. Faute de quoi, on finit sur la chaise électrique. L’assassin caresse son Krugerrand, une pièce d’or qu’il garde en permanence au fond de sa poche. Smoke ne supporte plus d’être assujetti à sa superstition, mais il ne va pas contrarier son amulette pour se prouver qu’il a raison. »
Demi-vies, la première enquête de Luisa Rey
« Le temple du roi des rats, l’arche du dieu de la suie. Le sphincter de Hadès. La voici, la gare de King’s Cross, où, selon Bourre-pif, une turlute ne coûte que cinq livres : pour ce faire, se rendre dans n’importe lequel des trois derniers cabinets de gauche aux toilettes des hommes du premier sous-sol ; service assuré vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
L’épouvantable calvaire de Timothy Cavendish
« Cette escapade vous a donc aidé à vous… débarrasser de votre lassitude ?
D’une certaine façon, oui. Cela m’a permis de comprendre que la connaissance de l’environnement d’un individu vous donne la clé de son identité. Cependant, de mon environnement – Papa Song -, j’avais perdu la clé. Je me suis surprise à vouloir retourner à mon ancien dînarium souterrain de la place Chongmyo. Je n’arrivais pas bien à expliquer pourquoi ; toujours est-il que, parfois, les pulsions restent floues et sont pourtant pressantes. »
L’oraison de Sonmi~451
« Mais j’arrivais pas à oublier c’te fille fantôme, nan, elle hantait mes rêves d’réveillé ou d’endormi. J’sentais tell’ment d’choses qu’y avait pas assez d’place pour tout. Oh, c’est pas facile d’être jeune parc’que tout c’qui vous perplexe et vous anxiète, ça vous perplexe et vous anxiète pour la première fois. »
La croisée d’Sloosha pis tout c’qu’a suivi
Recopier ces quelques extraits m’est l’occasion – autant qu’à vous – de prendre conscience de leur impressionnante diversité. Il m’est difficile de croire – pourtant j’ai lu ce livre ! – que David Mitchell est l’auteur de chacun de ces six extraits pris (presque) au hasard. Ce que j’aime décortiquer un texte sous la dictée pour en saisir la maîtrise ! Certains penseront que j’ai peut-être quelques tendances masochistes, mais il me semble qu’il n’est pas de meilleur moyen d’appréhender le style d’un auteur qu’en recopiant mot à mot un de ses écrits.
Les six univers de Cartographie des nuages ne m’ont pas tous emballée de la même manière. Cela s’explique d’avantage pas mes préférences littéraires que par la qualité propre à chaque récit. Je ne suis pas une grande adepte de roman humoristique a priori, pourtant les aventures de Timothy Cavendish m’ont fait rire aux éclats, celles d’Adam Ewing ouvrant et clôturant le livre sont magnifiques et forment le ciment de l’ensemble – d’où la brièveté de l’extrait sélectionné, je préfère vous laisser le plaisir de la découverte. J’aime beaucoup la révolte de Sonmi~451, beaucoup moins les péripéties de Luisa Rey – les polars et moi, c’est compliqué… Incontestablement, en revanche, mon coup de cœur revient à La croisée d’Sloosha et tout c’qui a suivi pour le style d’abord qui n’est pas sans rappeler celui de certains passages de La horde du Contrevent, pour le personnage de Zachry aussi et surtout, pauvre bougre malmené par la vie, dans un monde dévasté, profondément humain et droit autant que possible malgré le sort que la vie lui réserve. Voilà bien l’objet du livre : les choix de comportement justes ou lâches des différents protagonistes en réaction aux vicissitudes de mondes régis par des puissants ne servant que trop rarement l’homme et bien plus souvent l’argent ou le pouvoir, et les heureuses ou déplorables conséquences de ces choix….
Cartographie des nuages – David Mitchell, traduit de l’anglais par Manuel Berri
Points, 2013, 714 p.
Première publication en français : Editions de l’Olivier, 2007
Première publication : Cloud Atlas, Hodder and Stoughton, 2004
Challenge concerné
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