C'était avant les enfants.
Bien avant les enfants.
Disons les jeunes années 90.
Peut-être 1994. 1993?
Alors que j'étais universitaire. Mes parents me payaient trois années d'université, scolarité et loyer, la suite, si il y en avait une, c'était payée de ma poche. C'était l'entente. Comme je terminais ma troisième année universitaire à l'UQAM, je pense à piler un peu plus que le salaire de usher que je me suis fait au défunt cinéma du Complexe Desjardins et dans les clubs vidéos de nuit à Verdun.
Je passe donc une entrevue pour un poste extrêmement pas clair de "communication".
"Est-ce de la vente?" m'entends-je dire à répétition. Sans jamais obtenir de réponse claire.
"C'est de la représentation" me promet-on.
On m'engage et me demande de me pointer "bien habillé" un jour x. J'emprunte le veston d'un ami, ainsi que son pantalon. Je me pointe tôt le matin, on est entre 20 et 30. Peut-être 40 aussi. 98% des hommes. Tous en veston cravates. On dirait une convention de vendeurs de voitures. On est peut-être une dizaine de nouveaux, pas plus. On me dit sans arrêt que je suis sharp. Ce qui initie le doute en moi.
On est tous en rond par groupe de 10 et un des complets/veston tire un crayon à un autre et il y va de son "pitch". Un pitch de vente pour faire acheter une carte de restaurant chez chichi's.
"Donc c'est de la vente? je ne suis pas vendeur du tout moi, je ne suis même pas consommateur, je hais la vente, ce n'est pas de la vente, right?"
"C'est de la suggestion, Hunter"
Fuck you, dickhead.
Ce matin-là on attend "un néo-millionnaire" qui viendrait de faire son premier million à vendre des gogosses de portes en portes.
On l'attend car quelqu'un est allé le chercher au Métro Vendome.
Je semble le seul à tomber des nues.
Un millionnaire ne prendrait pas le métro pour parler à des vendeurs de cartes!
J'ai oublié de préciser que nous sommes le samedi matin.
Les millionnaires ne viennent pas parler à des jeunes égarés de Montréal un samedi matin.
Il apparaîtra, laid comme un joueur de guitare clavier d'un band de cover des années 80, et nous fera un lamentable laïus sur comment il se trouvait loser à vendre des couteaux dans l'hiver de 19XX. Avant de faire son premier million. Tout le monde rit. On me regarde comme pour me commander que cet homme est drôle, parce que moi, je n'y crois pas. Et je ne ris pas.
On partira en plusieurs unités de trois, dans plusieurs voitures différentes. et on quittera pour une région éloignée de la Rive-Sud.
"Qu'est-ce qu'on y fera?" que je demande.
Je vous le donne en mille: on fera du porte à porte avec nos cartes pour manger chez Chichi's.
Je meurs de l'intérieur. Je tente de plaider ma cause en demandant où se trouve la communication si je dois me rendre compte de mon emploi, maintenant prisonnier du char d'un autre. On prend mes récriminations à la légère et on me fait accompagner mon duo de merdeux à la première maison. Dans cette maison, j'écouterai les deux guignols faire leur laïus, avec un relatif succès. On nous invite dans leur cuisine. Monsieur et madame écoutent nos propositions. Je ne dis rien. "J'apprends". Ils ne semblent toutefois pas complètement prêts à acheter.
Quand la fille du couple vient nous rejoindre, elle flirte ouvertement avec moi. Je flirte aussi. Je scelle le deal, on leur vend pas une mais deux cartes. Et je fais une telle sensation auprès des deux cretons avec moi que l'un d'eux nous quitte et je serai seul avec l'autre pour le reste de la journée.
I am a made man.
On doit vendre 8 cartes et revenir au bureau en fin de journée.
Je vends mais suis le pire loser sur terre. Je ne peux pas me sauver. Je ne sais même pas dans quel trou je suis. Sans voiture. On a pas de téléphone cellulaire à cette époque. Je sonne de porte en porte, je vends quelques 5 cartes. Mais au prix de multiples humiliations. J'ai toute la journée manifesté ma haine de ce que je faisais et mon désir puissant de ne plus jamais le refaire. On m'a dit que ça me passerait, que c'est toujours comme ça au début, gnagnagna shit hit the dirt.
Il est passé 19h, on est sur la route depuis 8 heures le matin, il me reste une seule carte, je ne veux même pas la vendre. Je hais la vente. Je n'ai aucun moyen de communiquer avec l'amoureuse. Je suis en otage. Je sonne à une porte, une porte où pratiquement toutes les lumières sont éteintes. je sonne désormais seulement à ces maisons qui paraissent désertes, ça me donne presque bonne conscience. Toutefois une femme me répond. Elle a le visage de la tristesse. Je suis celui qui viendra la déranger dans son intimité au nom du capitalisme. Ce moment est si brutal en moi que je la regarde, m'excuse de l'avoir dérangée et reviens sur mes pas. Je vais voir l'autre con qui tente de vendre un peu plus loin et lui dit que c'est fini les conneries. Je ne ferai plus le clown.
Il refuse ma démission. Il va me montrer dans un ultime effort, en se rendant avec moi à la prochaine maison. Il sonne et je dois rester à ses côtés pour "apprendre". On répond à la porte, Un homme pressé de savoir pourquoi on le dérange dans nos costumes d'évangélistes. Il a le corps penché par en avant comme un gars près à repartir à la course vers son salon.
"Bonjour Monsieur, savez vous qui nous sommes?" dit le colporteur à mes côtés.
Du tac-au-tac l'homme, presqu'agressif répond:
"Vous avez l'air de deux osties de peddlers*, pourquoi?"
Cette phrase me fait éclater de rire.
Mon ravisseur balbutie quelques monosyllabes avant que l'homme ne demande sur le même ton.
"Kossé vous avez à vendre?"
"Rien monsieur, nous sommes ici pour suggérer"
"Ta-BAR-nak (le plus beau tabarnak jamais prononcé) allez suggérer chez le diable!" puis il referme la porte.
On ne pouvait pas. on était le diable.
J'avais le fou rire. Il était rouge comme une coccinelle. Parce qu'il avait aussi deux trous noirs de colère dans les yeux. Il était à son tour humilié.
Je n'ai jamais vendu ma dernière carte. Me suis torché avec aux toilettes d'une station service avant de la leur redonner promettant de ne plus jamais revenir. Il était alors entre 21 et 22 h en soirée. Ils étaient 5 ou 6 à me cuisiner sur ma décision de les quitter à jamais. Tentant de m'intimider psychologiquement en vain. Pendant plus d'une heure.
Quand j'ai finalement réussi à m'extirper de la secte, j'ai repris ma voiture, j'ai arrêté à une station shell et j'ai fait le téléphone du libéré de prison.
"Chérie, je reviens de loin, j'arrives, je t'aime"
"Que s'est-il passé? Toute la journée sans nouvelles?"
Ils m'ont rappelé trois fois par la suite pour me faire changer d'idée. J'ai dû les menacer de dénoncer leur entreprise pyramidale pour qu'ils cessent de me harceler.
Depuis, chaque fois que j'entends des sons comme Chichi...je frisonne.
Une femme appelle son chien ainsi dans le parc en face de chez nous.
Un parc où les chiens sont interdits bien entendu...
Ça m'a rappelé tout ça.
*Colporteurs