La foi en l'unité de la vie, par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
En signe d'hommage aux morts et aux blessés des attentats de Paris et de compassion envers leurs proches je ne publierai aucun article pendant les trois jours du deuil national. Ce silence ne doit être interprété ni comme un soutien à la politique internationale actuelle de notre pays, qui porte une responsabilité dans l'accroissement tragique de la menace terroriste en France,  ni comme une approbation d'une politique répressive des libertés, qui n'amène en réalité aucune sécurité supplémentaire à notre peuple. [A.R]

Jean Lurçat. Le chant du monde-La grande menace. Tapisserie. 1957. Ateliers Tabard, Aubusson


 L'on dit souvent que les religions ont engendré plus de guerresqu'elles n'ont instauré la paix. C'est vrai. C'est vrai des religionstribales fondées sur le mythe pervers du « peuple élu »que reprirent à leur compte le christianisme institutionnel, constantinien,et après lui, l'islam tardif des traditions sclérosées.Seul peut être une force de paix, et la plus vivante de toutes,le Dieu authentiquement transcendant, c'est-à-dire sanscommune mesure avec l'homme, dont, par conséquent, aucunecommunauté religieuse ne peut prétendre posséder la véritétotale. C'est au contraire par la conscience de nos manques etde nos limitations que chacune d'elles peut éprouver le besoinde l'expérience de toutes les autres, pour approcher l'universelleet ineffable présence et son acte incessamment créateur.Au contraire des « déismes » anciens, la transcendance del'homme par rapport à la nature et à l'histoire, par rapport àtous les instincts et à tous les destins, ne se fonde pas sur latranscendance d'un Etre qui lui en ferait don, mais sur la transcendanced'un Acte de création témoignant d'une présence quiest en nous sans être à nous. Nous ne pouvons la saisir ni parnos sens ni par nos concepts, mais nous ne pouvons en récuserles appels et les exigences sans nous mutiler de la dimensionspécifiquement humaine de notre vie.Telle est la foi pérenne et universelle : l'affirmation du sensde l'existence, de l'unité du monde, de la création divine dela vie.Elle s'est exprimée dans le langage de toutes les cultures àpartir de l'expérience de toutes les communautés humaines. Ellelibère du séparatisme du « moi » et des illusions du partiel.« Réaliser sa parenté avec le Tout et pénétrer en toute chosepar l'union avec le divin est le but ultime de l'humanité », écrivaitRabindranath Tagore commentant le « Tu es cela » desUpanishads de l'Inde.Le « tawhid » de l'islam, n'est pas seulement l'affirmationque Dieu est unique, mais que le monde est un, chaque êtreparticulier n'ayant d'existence que par son rapport au tout, auDieu vivant incessamment créateur.Les hautes spiritualités africaines sont dites « animistes » parceque toute chose y a une âme, c'est-à-dire est habitée par leTout, dans la communauté des hommes avec la nature et avecles autres hommes.Les chefs indiens, refusant de vendre aux blancs les terres,pensaient en termes d'humanité et de divinité et non de propriété: « Comprenez bien la raison de mon amour pour laterre. Je n'ai jamais dit que la terre était mienne pour en userà ma guise. Le seul qui ait le droit d'en disposer est celui quil'a créée... la terre dit : le Grand Esprit m'a placée ici pour produiretout ce qui pousse sur moi, arbres et fruits... c'est de moique l'homme a été fait. Le Grand Esprit, en plaçant les hommessur terre, a voulu qu'ils en prennent soin et qu'ils ne sefassent pas de tort l'un à l'autre. »Jésus révèle ce qu'il y a de personnel dans cette rencontre del'homme avec Dieu. Il rend visible par sa vie et sa mort les exigencesde Dieu si nous voulons — en en rendant témoignagepar notre action — connaître ce passage du non-sens au sens,de la mort à la vie : la résurrection, surgissement en nous duDieu vivant.Cette évocation de la pluralité des religions du monde, desperspectives différentes de l'expérience du transcendant que nulne peut prétendre saisir dans sa totalité, n'implique aucunéclectisme ou syncrétisme, mais l'humble et indispensablereconnaissance de la relativité non de la foi, mais des culturesà travers lesquelles elle s'exprime, et de la richesse de l'approchedes autres cultures.Leur connaissance fraternelle seule peut nous permettred'approfondir notre propre foi, de lui conserver toutes sesdimensions : cosmique par la conscience de son unité avec toutela création, communautaire contre tout individualisme par laconscience de son unité avec tout homme, personnelle par laconscience que ce qu'il y a de plus intime, de plus « personnel» en nous, est cette divine présence du pouvoir de dépassement,de transcendance active par rapport à nos servitudes,à nos déchéances, à nos échecs.Les expériences de la foi, toutes les expériences, de l'Asie,de l'Afrique, de l'Amérindie comme de l'Europe nous appellentet nous apprennent à n'agir qu'en fonction du Tout : touteaction est mauvaise si elle vise à faire prévaloir les intérêts dela partie contre le Tout, par exemple ceux de l'Occident contrele Tiers Monde, ou ceux de la propriété et du profit dequelques-uns aux dépens des autres et au prix de la destructionde la nature par l'épuisement ou la pollution.
Une guerre de religion, insidieuse et mortelle, domine cettefin du XXE siècle.De son issue dépend l'avenir et l'existence même duXXIe siècle.D'un côté le monothéisme du marché, qui atomise etaffronte des individus, des groupes et des nations en une guerrede tous contre tous, appelée « libre-concurrence ». La « croissance» des appétits rivaux, des inégalités, des violences.L'entropie, dérive vers la mort par la croissance du désordre.De l'autre : la foi en l'unité de la vie. Une autre vision dumonde qui donne à la vie de chacun son sens : un monde quin'est pas fait de nécessité et de hasard, c'est-à-dire de ce quin'est pas humain.Pour être homme nous avons besoin de cette foi, quel quesoit le nom que l'on donne au Dieu auquel elle s'adresse, etmême si on lui refuse ce nom.Car il s'agit du même éveil :— concevoir un autre bonheur que d'augmenter son pouvoird'achat en oubliant que l'autre moitié du monde n'a pasce dégradant privilège ;— ne pas accepter l'unité hégémonique des dominations,avec ses nationalismes d'exclusion, ses intégrismes, ses inégalités,et le chaos des violences qu'ils engendrent, mais travaillerà l'unité symphonique du monde où chacun apporte sapropre culture et sa foi.

Fernand Léger, Composition abstraite, tapisserie, 1962, Ateliers Tabard, Aubusson


L'Occident, maître aujourd'hui du monde, et donc premierresponsable de ses dérives, a commis deux erreurs d'aiguillage :— après que Jésus eut ouvert la brèche qui défatalisait l'histoire,revenir, avec Paul puis Constantin, aux dieux anciens dela puissance, garants, en leur extériorité souveraine, des dominationsterrestres ;— après un effort, en lui ôtant ce joug, pour rendre àl'homme son autonomie créatrice, la Renaissance a recrééd'autres servitudes. Le déchaînement simultané du colonialismeet du capitalisme exigeait une raison instrumentale, technique,dont ils avaient besoin pour maîtriser la nature et les hommes.Alors pesa sur le monde un autre destin, non plus imposé parla providence d'un Dieu, mais par le règne de cette « raison »mutilée de sa dimension essentielle : la recherche des fins.D'une « science » devenant une religion des moyens.Mais ils ne savent pas qu'ils ont changé d'opium.Les grands pontifes du monothéisme du marché, avec l'efficaceclergé de leurs technocrates ordinanthropes (c'est-à-dire neposant jamais la question du sens et des fins), sont devenus lesmaîtres du monde par la puissance des armes, de l'argent, etdes médias. Ils nous conduisent, par une logique aveugle d'inégalitécroissante des hommes et d'épuisement de la nature, àl'avortement programmé du XXF siècle.Est-ce une utopie de les affronter ?L'éveil de la foi ne s'impose jamais par les armes, les croisadesou les inquisitions. La levée commence dans la consciencedes hommes avant les grandes explosions populaires.Ce n'est pas une utopie prédicante ou moralisante car lesarmements les plus sophistiqués, les machines, les instrumentsde torture ou de conditionnement médiatique, sont manipuléspar des hommes et lorsque une certitude se casse dans la têteou le coeur de ces hommes, ces armes tombent de leurs mains.En ce dernier siècle, des guerres du Vietnam à celle d'Algérie,ou de l'impuissance de la plus puissante armée du Shah d'Irandevant un peuple aux mains nues, les exemples ne manquentpas de victoires imprévues du plus faible. Imprévues pour lesstratèges militaires ou politiques parce que la foi n'entre pasdans leurs circuits électroniques.A l'échelle des millénaires, le bouddhisme « éveilla » sanscombat le plus vaste des continents ; la foi des martyrs de Jésus,avant sa captation constantinienne, se répandit sous le talon defer de l'empire romain ; la foi de quelques milliers de disciplesdu prophète Mohammed, malgré la puissance numérique ettechnique infiniment supérieure des empires de la Perse et deByzance, déferla en quelques années de la mer de Chine àl'océan Atlantique.Comme il est dit dans les sagesses et la foi de tous les mondes,dans les mêmes termes, des Védas à l'Evangile : leRoyaume est déjà là, « au-dedans de nous et en dehors denous ».
Roger GARAUDY, extrait de « Avons-nous besoin de Dieu »,
pages 203 à 207