Le musicien contemporain Aurélien Dumont travaille souvent avec des écrivains. En particulier avec le poète Dominique Quélen. A l’occasion de la sortie du disque While et en partenariat avec Res Musica, Poezibao a souhaité savoir comment s’était établie et se vivait la collaboration entre les deux artistes.
Florence Trocmé (FT) : Le label NoMadmusic vient de publier votre premier disque, Aurélien Dumont. Sur ce disque, on note la présence pour trois des pièces sur cinq de textes de Dominique Quélen. Ma première question porte donc sur votre rencontre. De quand date-t-elle et qu’est-ce qui l’a fondée et vous a donné l’idée de travailler ensemble, vous le musicien et vous le poète contemporains ?
Aurélien Dumont (AD) : Cette rencontre remonte, de mémoire, à 2001. Je travaillais sur mon mémoire de maîtrise en musicologie et je souhaitais avoir un regard littéraire sur ce dernier. Ma sœur m’a parlé de son professeur de lettres qui a bien voulu me recevoir pour en parler. Après quelque temps de discussion, il m’a fait lire son recueil Petites formes ; j’ai été immédiatement saisi par son écriture, et j’ai tout de suite eu envie de travailler avec lui.
Dominique Quélen (DQ) : Voilà un bon moment que nous travaillons ensemble. Les recherches d’Aurélien se trouvaient déjà à la croisée de la musique et de la littérature (d’un genre de littérature différent de ses préoccupations actuelles mais qui se continue, me semble-t-il, à travers son intérêt marqué pour l’œuvre d’Antoine Volodine). Peut-être les textes de ce petit volume (comme des deux qui ont suivi) se prêtaient-ils, par leur rapport au corps et leur narrativité ébauchée et rompue, à une mise en voix et en musique.
FT : Comment travaillez-vous ensemble ? Est-ce que le texte est premier, ou bien vient-il en second ? L’ordre des choses est-il toujours le même et de qui vient la tonalité générale de la pièce ? On note par exemple dans ce disque que vous abordez trois univers assez différents. Quelque chose de lyrique pour Abime apogée, alors que les deux autres pièces sont plus ludiques, voire pour Thét®is, franchement parodique.
AD : Cela dépend du projet de départ. Même lorsqu’il n’y a pas de support littéraire dans mon travail musical, mon processus de composition se décline bien souvent en deux grands moments. Le premier est celui de l’élaboration du projet artistique. Généralement il prend du temps ; il doit mûrir. Il peut se matérialiser par quelques esquisses, une réflexion sur un titre, sur la manière de transcrire musicalement des intentions ou des intuitions, des structures formelles, conceptuelles, voire plastiques. Ensuite vient le temps de l’écriture, plus rapide et en général en un seul mouvement, quasi-ininterrompu.
Aussi, lorsque la nécessité d’un texte original se fait sentir au sein de mon projet, je prends contact avec l’écrivain qui me paraît être le plus en adéquation avec ce dernier. Dans la plupart des cas il s’agit de Dominique, mais j’ai également travaillé avec François Rannou sur deux projets pour ensembles vocaux. Il arrive, en fonction de l’état d’avancé du projet, que je demande des choses très précises à l’auteur (comme dans Croisées dormantes, ou Abîme apogée), ou au contraire des choses suffisamment ouvertes pour qu’on élabore ensemble le projet de l’œuvre (comme pour Thét®is par exemple ou notre cantate Le fils de Prométhée). Quant à la pluralité des univers esthétiques mise en jeu, elle est pour moi une manière de saisir et d’appréhender le monde dans lequel nous vivons ; je tente d’y créer du lien, un peu comme dans le shintoïsme et la relation qu’il établit entre les choses et les êtres. Ma proximité avec le Japon (je partage ma vie entre Paris et Tokyo) explique en partie cette quête.
DQ : Parfois, rarement, je propose un projet (par exemple pour Centimes) ; il s’agit alors d’une idée associée à une forme. Mais ce n’est qu’un point de départ, dont le développement, l’amplification, et même la recherche de l’intérêt esthétique du projet, sont plutôt du ressort d’Aurélien. Le plus souvent, donc, et assez logiquement, l’idée vient de lui : le texte est second, à tous points de vue. Cela prend en quelque sorte l’allure d’une commande qu’il me passe, moins d’un sujet que d’une logique de structure. Par exemple l’expression d’un écart, d’une tension. Il se peut d’ailleurs que le texte se réduise à très peu de chose (comme dans Croisées dormantes ou dans Abîme apogée, qui ne comportent guère plus d’une poignée de mots).
Chaque projet trouve son langage particulier, d’où l’hétérogénéité des textes, qui ne sont qu’un matériau dans l’architecture générale de la pièce en gestation et s’adaptent à celle-ci.
Pour l’écrivain habitué à trouver et à définir dans l’espace étroit et confiné de sa boîte crânienne, ou dans un rapport personnel, intime, avec d’autres textes, ce qui va constituer le point de départ d’un livre, voire (ce qui m’arrive en règle générale) en ne découvrant le projet d’écriture qu’en écrivant, c’est-à-dire moins un projet qu’un étayage à la construction prenant forme, il y a quelque chose de piquant à se voir passer commande d’un texte. J’emploie cette expression au sens le plus concret, le plus quotidien, du terme : comme on passe commande d’un objet à un artisan. Et ce, quels que soit non seulement la nature de ladite commande mais également le degré de liberté qu’elle ménage.
FT : Comment cherchez-vous à établir le rapport entre les mots et la musique ? Est-ce uniquement affaire de climat général ou bien y a-t-il aussi un travail que l’on pourrait dire mot à mot et note à note ? Et comment faites-vous pour que le texte et donc la voix viennent se coudre à votre tissu musical, dans toute sa complexité et ses strates. Diriez-vous que c’est un objet sonore parmi les autres objets sonores ou bien a-t-il un rôle, un statut particulier ?
AD : Je pense que ce rapport se manifeste là encore sur plusieurs niveaux. Il y a une forte proximité entre le travail de Dominique et ma musique d’un point de vue sonore. J’y ai, pour revenir à ma découverte de son œuvre, presque instantanément entendu des sons. Il y a clairement une musicalité quélenienne, qui se prête merveilleusement à mon traitement compositionnel, qui pense la musique comme une mise en tension de différents objets musicaux.
Ces objets musicaux, que je crée ou que j’utilise, sont d’une manière ou d’une autre tous teintés d’une qualité référencée ou du moins aisément identifiable. Il y a dans ma musique un aspect holistique dans la constitution du matériau : il ne naît pas uniquement de la combinaison de différents paramètres sonores, mais j’essaie de lui insuffler une vie, une qualité particulière. Je me sens ainsi proche d’un Sciarrino, qui souhaite une focalisation anthropologique des catégories profondes de la composition. De ce fait, l’objet vocal est à la fois au même niveau – mais avec ses qualités propres – que les autres objets musicaux. La fonctionnalité des objets dépend du projet artistique définit en amont, mais il n’y a pas pour moi, à proprement parler, de hiérarchie.
DQ : Un texte écrit pour Aurélien est avant tout un démarreur et un matériau. En ce sens, il est modelable, malléable à volonté (celle du compositeur). La question de son « polissage » se pose différemment. Il ne prend son sens que sous forme musicale. Ce qui signifie également que je ne pourrais envisager de le rédiger indépendamment du projet global, son rôle étant bien différent de celui qu’a un texte destiné à la publication en livre ou en revue. Il s’ensuit que l’écriture n’en saurait être la même, dans le mode d’élaboration comme dans le résultat. Mes poèmes tendent à être des combinatoires le plus resserrées possible, répétitives, contraintes ; les mêmes motifs diversement agencés. Un texte écrit pour la musique est par nature, mais aussi par nécessité, plus souple. Et le rythme, entre autres, y diffère – de sorte qu’il m’est arrivé d’employer des formes qu’on ne trouverait pas dans mes livres, par exemple des vers métrés, et pas uniquement à des fins de parodie
RM. : Aurélien Dumont, lorsque vous théorisez votre travail vous insistez sur une forme de narrativité. Est-ce que le texte soutient cette volonté d’une forme de narration ? Est-il un facteur d’unité ou même d’unification pour ces multiples objets musicaux, souvent de nature volontairement hétérogènes, que vous composez ?
AD : Oui, je préfère parler de narrativité que de narration, bien que, généralement, elle soit dans mon travail déconstruite et discontinue. Mon modèle est là encore littéraire : c’est celui d’Antoine Volodine lorsqu’il parle de ses Narrats, comme « des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir ». La question de l’unification ou du lien entre des entités hétérogènes est, comme j’ai déjà pu l’expliquer, au centre de ma démarche. Elle repose pour moi sur le concept d’altérité, et procède de la mise en tension entre des objets musicaux de natures différentes, bien souvent issus de la musique du passé, de la culture japonaise et du monde littéraire. Pour transposer la formule du philosophe François Jullien dans mon domaine, je tente d’ouvrir des écarts, de composer de l’entre pour faire surgir de l’autre. La trame narrative se situe donc sur un autre plan, plus resserré, par séquences, un peu de manière cinématographique, comme un contrepoint aux tensions exploratoires provoquées ou induites par le matériau musical utilisé.
DQ : La question concerne plus spécifiquement Aurélien, mais je partage cette vision d’une narrativité susceptible d’être le liant d’objets hétérogènes. Narrativité qui permet également d’inclure les ruptures dans la continuité même, comme en constituant la trame, le tissu, avec leurs irrégularités.
RM. : Y a-t-il, chez l’un comme chez l’autre, un travail particulier sur le rythme, celui des mots, celui de la musique ?
AD : Le traitement vocal que j’opère sur les textes dépend là encore du projet en amont. Je privilégie toutefois une certaine forme d’intelligibilité là où elle paraît nécessaire. J’aime travailler par itération, déconstruction et superposition de particules vocales issues du texte avec le rythme lié à la phrase dans son ensemble. J’aime explorer les écarts entre le verbal et le non verbal, entre les productions primaires et un tissu polysémique (d’où ma proximité avec le travail de Dominique). Je tente de refuser tout figuralisme, sauf lorsqu’il permet d’établir une distanciation inattendue, ironique et étrange (là encore, l’œuvre de Dominique n’y est pas étrangère).
DQ : Il n’y a pas, dans l’écriture du texte, de travail équivalent à ce que serait par exemple celui d’un parolier pour une chanson, parce que le traitement que lui applique (mais non que lui inflige !) Aurélien, outre éviter le figuralisme, ne le conserve pas dans sa simple nature de langue. Mais il m’arrive de le reprendre en fonction d’indications rythmiques ou de durée (tel chœur ou monologue, dans Villa des morts, à allonger ou à raccourcir, etc.). Et puis il y a la théorie, mais il y a aussi l’aspect empirique de la démarche : il arrive que les choses viennent à s’emboîter, dans l’écriture, sans qu’on l’ait prémédité.
Pour ce qui est de la polysémie, je la recherche par en-dessous, par le bas (« de deux mots, écrit Valéry, il faut choisir le moindre »). Une apparente imprécision dans l’action ou la nomination permet d’y faire tenir une charge sémantique plus suggestive, et de rapprocher, d’accoler des isotopies sinon sans rapport.
RM. : Je voudrais également aborder la question de la référence. Le disque fourmille de références de toutes natures. Références à la musique avec ce que vous appelez, Aurélien, des O.E.M., des Objets Esthétiquement Modifiés, un travail bien particulier sur la citation au fond, qui intéresse sûrement l’écrivain qu’est Dominique ! Référence à des formes anciennes, l’Églogue, la Cantate, la Fable, à des musiciens, Beethoven, Schubert, Rameau, le baroque voire les baroqueux qui semblent très présents dans ce disque et parfois un peu taquinés, mais aussi la musique rock, voire la musique spectrale. Est-ce que dans ce domaine là aussi, celui de la référence, il y a un goût commun et une émulation commune ? Très concrètement, par exemple, l’idée de la parodie de la cantate de Rameau, en interférence avec le jeu vidéo Thét®is, comment cela est-il venu ? Vous discutez, ou bien chacun apporte son idée ?
AD : Oui, si nous prenons l’exemple de Thét®is,il s’agissait à la base de répondre à une commande, ici du Trio Be&See. La question de la commande faite à un compositeur est particulière car le choix du compositeur est souvent lié au projet des commanditaires et à leurs attentes esthétiques.
Dans le cas de Thét®is, le trio élaborait un programme composé de pièces qui traitaient de la question du détournement. Comme une voix était présente dans l’effectif, j’ai immédiatement contacté Dominique et nous avons élaboré ensemble, dès le début du processus d’écriture, le projet artistique de Thét®is. Dominique a eu l’idée de croiser la cantate et le jeu vidéo et d’élaborer un lipogramme en « r ». De mon côté j’ai décomposé la cantate de Rameau, enlevé les récitatifs, classé les airs par ordre croissant de tempo (comme dans le jeu vidéo où tout s’accélère). Ensuite, j’ai modifié esthétiquement le tout par réorchestration et confrontation avec des objets musicaux cette fois-ci volontairement figuratifs et s’inspirant du jeu vidéo –clusters qui descendent progressivement et de plus en plus rapidement au piano, utilisation d’un stylophone, etc. Au cours de l’écriture, j’ai demandé à Dominique s’il était possible de placer des mots en référence au jeu vidéo au sein de son texte. Nous avons introduit alors les mots « Blocs », « Bâtons » et « Biais » ; « Briques » nous était interdit !
DQ : C’est dommage, pour briques, quand on sait le rôle dans le travail d’Aurélien des briques de sens et/ou d’histoire !
Mon écriture, lorsqu’elle est destinée à Aurélien, est presque naturellement hyper-référencée, parfois – sciemment – à outrance, incluant la citation dans la pâte même du texte. On n’écrit pas à partir de rien, et encore moins en musique puisqu’il ne s’agit pas d’un langage usuel.
Les formes, les genres, les tonalités, avec leur vocabulaire et jusqu’à leur grammaire propres, sont porteurs de repères qu’il s’agit de perdre avec minutie et non sans jouissance.
La question du lyrisme, entre autres, me travaille autant que je la travaille. "O lyre ! O délire ! O..." - Sonnet - Attention ! écrit Corbière : c'est-à-dire qu'il convient de mettre un peu de dionysiaque dans l'apollinienne lyre. De, dans la subjectivité, lire sub- comme sous : le sous-moi. Mais "Sonnet - Attention", à savoir : pas d'épanchements, tenir Pégase raide (cf. les contraintes diverses ; et plus on peut serrer la haire avec la discipline, meilleur c'est). Ne surtout pas écrire sous soi. Bref, un chant qui déchante (pensons à l'opéra parlé de David Christoffel d'après J.-H. Michot : Le Déchante-merdier).
Je m’intéresse au lyrisme en même temps qu’au didactique parce que travaillant sur l’élégie et la vanité (par exemple dans Frottole des forêts flottantes), c’est-à-dire sur des lieux communs, les lieux les plus communs, dont j’use et que j’use comme Aurélien modifie esthétiquement ses objets. (Je note que l’un comme l’autre nous parlons volontiers d’objets, avec donc leurs dimensions et leur matérialité. C’est du concret.)
RM. : Avez-vous des travaux en cours d’élaboration, toujours ensemble ou des projets à plus ou moins long terme. Un opéra peut-être ?
AD : Oui, nous travaillons actuellement sur un cycle de pièces pédagogiques qui devrait s’intituler Centimes. C’est une commande du Théâtre de Cornouaille – Scène Nationale de Quimper, où je suis en résidence pour deux saisons. Je voulais travailler depuis quelque temps sur ce format particulier après avoir constaté que les pièces pédagogiques sont rarement agréables à jouer par l’interprète et parfois difficiles à entendre pour le public. C’est pourquoi je réfléchis à l’écriture d’une pièce qui soit à la fois ludique pour l’interprète (en prenant en compte son niveau) et qui propose une pédagogie de l’écoute pour le public. J’ai alors pensé qu’un texte pourrait servir de lien, de passerelle entre les deux. Ainsi, le public aurait un livret/partition pendant le concert et pourrait interagir avec ce que joue l’instrumentiste en temps réel.
Concernant la question de l’opéra, nous avons eu un précédent avec Dominique. C’était en 2007, avant mon entrée au CNSM, nous avions écrit Villa des morts ensemble. Cette œuvre a un peu vieilli esthétiquement pour moi, et je serais très heureux de travailler sur un autre opéra avec Dominique ! Dans ce domaine, j’ai écrit avec le philosophe Dorian Astor Chantier Woyzeck, opéra d’après Büchner créé en 2014 par l’ensemble 2E2M, ou encore un opéra de chambre en japonais avec chanteuse Nô, Himitsu no neya qui sera créé en octobre 2016 à Nagoya. J’aime et travaille beaucoup pour la scène ; j’ai signé par exemple, la musique du dernier spectacle de Benjamin Lazar Le Dibbouk, à partir de recherches menées sur les musiques ashkénazes…
DQ : Nous travaillons assez régulièrement à des pièces brèves. Un opéra est lourd à monter. C’est un travail de longue haleine. Il y a aussi quelque chose de léger, d’excitant pour l’esprit, à aborder une petite forme. Parce que nous nous connaissons bien, Aurélien pense naturellement à moi lorsque se présente une commande de cet ordre, qui demande une certaine rapidité d’exécution.
A plus long terme, peut-être y aura-t-il un deuxième opéra…
Pour l’heure, le projet en cours, c’est donc Centimes, dont le titre dit bien la volontaire modestie. La question pédagogique me touche, du fait de mon expérience d’enseignant mais aussi comme auteur. L’apprentissage et le désapprentissage de la langue sont des motifs (au sens musical et au sens logique : des raisons) de mon écriture. Un livret d’oratorio, il y a quelques années, portait sur ce sujet. C’est ne pas maîtriser sa langue, ou éprouver le sentiment qu’on ne la maîtrise pas, qui peut pousser (et qui pour moi pousse très explicitement) à écrire.
Photos : Aurélien Dumont, © Philippe Stirnweiss
Dominique Quélen, ©MdlP Rennes