Titre original : Zodiac
Note:
Origine : États-Unis
Réalisation : David Fincher
Distribution : Jake Gyllenhaal, Mark Ruffalo, Robert Downey Jr., Brian Cox, Chloë Sevigny, Elias Koteas, Donal Logue, James LeGros, Adam Goldberg, Anthony Edwards…
Genre : Thriller/Adaptation
Date de sortie : 17 mai 2007
Le Pitch :
Un tueur en série implacable s’appropriant le pseudonyme du « Zodiaque » hante la ville de San Francisco, laissant les autorités perplexes, dans une recherche désespérées de faits et d’indices qui se contredisent. Alors que le tueur se moque de la police en s’attribuant des meurtres qui ne sont pas les siens et en laissant une série de codes déroutants et de lettres menaçantes sur les lieux des crimes, l’enquête finit par stagner quand les preuves ne mènent nulle part et les pistes se refroidissent. Trois hommes très différents se retrouvent au centre du chaos : un dessinateur, un journaliste et un flic…
La Critique :
(Attention, la critique contient quelques spoilers)
En 1995, David Fincher cacha la tête de Gwyneth Paltrow dans une boîte, traumatisant toute une génération de spectateurs et brouillant l’ADN de tous les polars à serial killer qui arrivèrent ensuite. Hélas, beaucoup des innovations impitoyables de Se7en ont été tellement grossièrement reprises par une bande d’amateurs (8mm et The Cell, pour n’en citer que quelques uns…) qu’il est devenu facile d’oublier à quel point cet ouvrage tordu était austère et méthodique (ou, comme l’a soi-disant affirmé le producteur Arnold Kopelson après avoir vu l’ouvrage de Fincher : il a pris un film de genre et l’a transformé en film étranger).
Fincher est un bosseur parfois irrégulier. Son film précédent à celui-ci, l’édition 2002 de Jodie-Foster-En-Péril Panic Room, bien qu’ingénieusement orchestré, paraît encore aujourd’hui un poil trop froid et impersonnel, le genre de produit de commande signé pour marquer la réconciliation entre Fincher et Hollywood après avoir claqué des millions incalculables de dollars en 1999 sur sa satire brillante à la sauce Jonathan Swift, l’éternel sous-estimé Fight Club. Unique à bien des égards, l’instantanéité avec laquelle ce métrage en particulier accéda au rang de culte en DVD fut telle que beaucoup ne se souviennent même pas que sa sortie initiale était un fiasco au box-office, fusillé par la critique, et qui envoya un bon nombre de producteurs au chômage.
Le Zodiac prodigieux de Fincher ne partagea pas exactement le même sort. Mais à l’époque, le film avait été vendu comme Se7en 2, et la question inquiète demeurait : comment faire un film sur la traque d’un serial killer quand la traque ne s’est jamais vraiment terminée et que le tueur n’a jamais vraiment été identifié ? Surtout quand toutes les preuves semblent se contredire et que beaucoup de suspects favoris sont encore cités au hasard. Sans oublier que tout le bazar est tellement tordu et compliqué qu’il y a une très bonne possibilité que le prétendu « tueur du Zodiaque » soit une invention créée par l’hyperbole et l’hystérie ?
Et bien, si on s’appelle David Fincher, la réponse semble être la suivante. On prend du recul. On ralentit. On s’impose une durée tranquille (mais loin d’être paisible quand même) juste en dessous de trois heures. On s’intéresse à ce qu’on connaît. Les faits. Les déclarations. Les contradictions. Les soupçons. L’époque historique. On garde les pieds sur terre et on base son récit à partir des exploits de trois individus qui ne sont pas des personnages de fiction – un inspecteur, un journaliste, un dessinateur – et qui ont entrepris trois formes d’investigation différentes dans l’enquête. On établit comme thème le fardeau psychologique et personnel qui finit par peser sur eux lorsque l’enquête se révèle insoluble. Un aria brillamment prolongé d’obsession et d’échec, Zodiac est divertissant au point d’être absurde, un hurlement d’impotence masculine maniaque qui a coûté 75 millions de dollars.
Pour les non-initiés, le cas du Zodiaque était (et peut-être l’est-il encore) l’enquête policière centrée autour d’un tueur en série le plus médiatisé depuis Jack l’Eventreur. Des années 60 à 70, quelqu’un s’appelant Le Zodiaque envoya des lettres aux éditeurs des journaux de San Francisco, se disant responsable d’une série d’assassinats apparemment isolés et offrant multiples détails et indices sanglants en guise de preuves, avec en bonus des messages secrets codifiés et un logo personnel qui transforma l’événement en frénésie médiatique. Il s’attribua ensuite des meurtres qu’il n’avait probablement pas commis, des homicides furent revendiqués en son nom et au final il semblait que la police essayait d’attraper non pas un homme, mais une force de la nature, aussi réelle et pourtant imperceptible que le vent, et tout aussi difficile à capturer. Aujourd’hui, l’enquête reste inachevée, et demeure l’une des « affaires classées » les plus célèbres de tous les temps.
Travaillant à partir de ces meurtres légendaires jamais élucidées qui ont hanté la baie de San Francisco, la réponse de Fincher à cette procédure policière fut de réaliser un film qui, par la nécessité des faits, devait être constitué uniquement de procédures ; il a donc construit une locomotive survoltée qui ne quitte jamais la gare. On peut présumer qu’il s’agit de sa réaction agacée face à la prépondérance absurde des séries policières à la télé, car Zodiac répète tous les moments familiers d’un épisode crépitant de Cold Case, mais prend le soin (et avec un ton bien moqueur) de laisser toute forme de catharsis à l’écart. Année après année, on pourchasse des pistes inutiles, des faux tuyaux et des impasses, se recentrant progressivement autour des vies ruinées par la poursuite d’un fantôme.
Fincher chronique cette enquête sans fin à travers les vies parallèles de trois hommes. Il y a Robert Graysmith, joué par Jake Gyllenhaal, encore un dessinateur débutant quand la première lettre moqueuse du Zodiaque tombe dans le sac postal du San Francisco Chronicle. Pendant ce temps, Robert Downey Jr. vole quasiment la vedette à tout le monde dans le rôle de Paul Avery, un journaliste policier irrévérent et « dandyfié », avec une affection pour les foulards, la drogue et l’autopromotion (pas nécessairement dans cet ordre-là). L’inspecteur Dave Toschi dirige l’enquête. C’est déjà une sorte de célébrité de San Francisco puisqu’il servit de flic modèle pour Steve McQueen alors que ce dernier préparait son rôle dans Bullitt. C’est assez fascinant d’ailleurs : Mark Ruffalo décide non pas d’imiter le dur-à-cuire de McQueen comme prévu, mais semble ici ressusciter l’âme d’un jeune Peter Falk, décalant sa voix vers un registre plus aigu et faisant mumuse avec ses biscuits favoris avant d’entrer brusquement en mode sérieux en un claquement de doigts.
Les trois acteurs entrent alors dans un jeu de ping-pong, lâchant et reprenant à tour de rôle les rênes de l’affaire alors que les années passent, souffrant chacun des degrés variants d’obsession maladive. Un par un, on regarde leurs âmes se faire consumer par leur connexion au Zodiaque. Avery, déjà un alcoolo autodestructeur qui adopte la cocaïne de bonne heure, se jette dans la mêlée pour être le premier servi par la gloire et se retrouve vidé encore plus vite. Menacé par nom dans une lettre du Zodiaque, inspirant d’autres journalistes à porter des boutons « Je Ne Suis Pas Paul Avery » (sérieusement !), il s’enfonce dans son propre abîme comme seul Robert Downey Jr. peut le faire : incarnant un homme qui semble balancer sa vie aux orties pour Le Zodiaque juste parce qu’à l’époque, Le Zodiaque était l’opportunité à ne pas manquer. Quelque chose qui méritait qu’on claque tout dessus.
L’inspecteur Toschi, cependant, veut simplement trouver le type et en finir. Il n’a pas misé sur le fait qu’il mènerait moins une chasse à l’homme qu’une chasse au spectre. L’espace d’un moment, il fait partie de la première équipe sur la scène de ce qui ressemble à un simple homicide, et l’instant d’après Le Zodiaque est en train de poignarder rituellement un couple dans un parc habillé comme un super-vilain de seconde zone, avec une cagoule noire et un symbole sur son costume. Le monde est en train de déraper hors de contrôle avec un tueur qui pourrait ne même pas exister au volant, et tout le monde est prêt à l’accuser de quoi que ce soit. À un moment, Toschi et horrifié de se retrouver dans un cinéma en train de regarder le nouveau Inspecteur Harry, et se rend compte que le film est (et l’était vraiment) une vision fantaisiste qui reformule l’enquête Zodiaque en sorte de happy end, avec le super-flic de Clint Eastwood abattant un psychopathe introuvable à lui tout seul. Pour Toschi, c’est un signe qu’il a déjà perdu la partie : le cinéma est déjà en train de faire des fantasmes hypothétiques à partir de sa carrière.
Et puis il y a Graysmith. Au début, il est juste content que son talent avec les codes et les puzzles le fasse remarquer par les autres journalistes. Il n’y a qu’à voir sa tristesse, regardant jalousement le bar enfumé où tous les champions de la rédac’ vont se bourrer la gueule après le boulot sans jamais l’inviter, et puis son euphorie quand Avery lui demande de l’accompagner dans ses discussions sur Le Zodiaque. Bientôt, l’enquête le dépasse et le définit, alors même que ça devient de moins en moins clair s’il y contribue vraiment en quelque chose.
À travers le scénario de James Vanderbilt, on finit par comprendre, peut-être un peu plus que le vrai Graysmith lui-même, pourquoi il était le seul à se rapprocher le plus du but, probablement le seul à qui a failli identifier et nommer le « vrai » Zodiaque. En dehors de l’enquête, Toschi avait un avenir et une femme, Avery avait opté pour noyer ses problèmes dans l’alcool… Mais sans Le Zodiaque, quelle était la raison d’être de Graysmith pendant tout ce temps ? Dans une scène extraordinaire vers l’acte final, qui concerne principalement son marathon tardif d’investigations indépendantes qui a mené aux deux recueils dont le film s’est inspiré, Graysmith confronte un pénultième témoin et va jusqu’à s’effondrer quand on ne lui donne pas le nom qu’il attendait. Il commence à supplier, à insister qu’on lui dise le nom, bordel…et cela devient rapidement clair qu’il se fiche du résultat final après que l’enquête soit menée à sa fin, du moment qu’on lui donne une fin.
Ces trois hommes sont, en quelque sorte, des drogués, accros au buzz qu’ils ont eu quand ces premières lettres ont fait leur apparition dans les journaux, au bruit vibrant d’une ville tremblante de peur et conscients qu’ils sont sur le point d’entrer dans les annales de l’Histoire. Ils ont beau essayer, il n’y a pas moyen qu’ils puissent retourner à quelque chose d’aussi banal qu’une vie normale après avoir ressenti ce genre d’électricité.
Et punaise, le bonhomme Fincher, il connaît une chose ou deux à propos de l’électricité. Évitant largement ses plans habituels de passe-passe, le réalisateur opte pour une réalité aplatie et ordinaire, se fiant aux placements méticuleux de sa caméra et au montage propulsif pour faire ronronner l’histoire. Contrairement à beaucoup de longs-métrages historiques qui fétichisent leur contexte, Zodiac semble être né dans son milieu cradingue des 70’s, allant même jusqu’à adopter la grammaire cinématographique de l’époque (les scènes de rédaction au Chronicle ressemblent à un bêtisier des Hommes du Président), et rajoutant en même temps un élément plus nouveau et plus bizarre, grâce à la cinématographie de Harris Savides et son usage assidu de la même caméra numérique qu’a employé Michael Mann pour Collatéral et Miami Vice.
Bien sûr, Fincher joue la carte du style et de l’ambiance autant qu’il a besoin de le faire : il a totalement compris l’aura et le claquement des machines à écrire, les brassages de papiers, la brume fumeuse de tabac qui définie chaque intérieur, les couleurs grisées et les pastels terreux de l’architecture urbaine, et bien entendu l’accompagnement élégant de chansons appropriées au contexte qui pulsent dans la marge de la bande-son comme une parole d’avertissement (le Hurdy Gurdy Man de Donovan n’a jamais sonné aussi sinistre). Mais le réalisateur et son film sont aussi prêts à nous prendre à revers avec les détails de la période, court-circuitant le romanticisme de l’époque avec une critique de revendication et une bonne grosse prise de recul. Effectivement, Zodiac fait la même chose pour la nostalgie des enquêtes policières analogues qu’avait fait Lettres d’Iwo Jima pour la culture de l’honneur japonaise idéalisée après la Seconde Guerre Mondiale : aller au-delà les détails pour enlever la mythologie.
Oui, il est nostalgique de se souvenir du bon vieux temps, où résoudre les enquêtes, consistait à rechercher des dossiers, mais aussi les réunions, les chaussures éculés et ce fameux sprint pour trouver un téléphone à temps. Mais Zodiac nous rappelle aussi à quel point cela aurait pu être ennuyeux. Dans un tour de force de montage filmique, le film nous laisse regarder une multitude de bureaux de police coordonner leurs investigations, avec personne sur la même longueur d’onde et certains clairement pas prêts de l’être. Il est quasiment incroyable de se rendre compte que trois ou quatre petites décennies auparavant, quelque chose d’aussi vital qu’une analyse d’empreintes était encore accomplie en déposant des échantillons chez la demeure d’un vieil académique avec sa loupe. Il semble également suggérer que le Zodiaque lui-même aurait seulement pu exister sous ces conditions, surgissant de l’obscurité pile au moment où la société commençait à aller plus vite que ses transferts d’information.
Zodiac est long, ténébreux et délibéré, mais il y aussi de la place pour un Brian Cox délicieusement cabotin dans le rôle de l’avocat grande-gueule Melvin Belli, et le casting entier transpire une certaine « coolitude » très 90’s, avec Chloë Sevigny, Elias Koteas, James LeGros, Donal Logue, Clea DuVall, Adam Goldberg… Tiens, même Anthony Edwards est génial ici.
Mais la vraie star, c’est Fincher, arnaquant Hollywood une fois de plus dans le financement d’une autre vision unique, perverse et extrêmement sombre, où la forme devient le contenu, les faits et les preuves s’éliminent mutuellement dans un brouillard de minutie et de vies gâchées, et le tout révèle un portrait glaçant du besoin très humain d’imposer une logique au chaos et de tourner la page sur l’inexplicable. Dans un sens, Zodiac est assez similaire à Se7en, où le sérial killer a toujours une longueur d’avance sur les flics. Sauf que cette fois, au lieu du héros qui retrouve la tête de sa femme dans une boîte, c’est elle qui a amené les enfants chez grand-mère et ne veut plus lui parler parce qu’il est devenu trop bizarre et obsédé… Ce qui fait un peu plus peur, non ?
@ Daniel Rawnsley