(note de lecture) "Neige", suivi de "Vivante Étoile", Gérard Bayo, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

 
Les éditions L’herbe qui tremble proposent le dernier livre de Gérard Bayo dans la mise en page sobre de leur nouvelle collection : en couverture, trois lignes peintes courbes (bleues pour ce titre) indiquent un cheminement identique à celui d’un poème en cours d’écriture, entre courbe et arabesque. 
L’éditeur prévient qu’il s’agit là d’une « anthologie regroupant des poèmes de 1975 à nos jours, ainsi que des inédits ». Ce recueil ressemble pourtant bien à un livre neuf. Les poèmes ne sont pas datés, les inédits ne sont pas distingués des poèmes déjà publiés.Chaque poème contribue au sens de l’ensemble ancré dans la réalité immédiate et douloureusedu deuil.  
Premier poème pour l’ami Rüdiger Fischer : il procède d’une transposition légère. Des mots identiques sont repris, enrichis, la ligne mélodique se développe en même temps que le sens apparaît : 
 
« Te regarder m’apprend 
 
la liberté. 
 
Vivre et le poème  
ont besoin d’elle. 
 
Te regarder m’apprend. 
 
Te regarder mourir 
en silence. » 
 
Ce regard engendre le poème. Chercher en ses échos, en le « ciel noir », le son vaillant, la mémoire le répète, alors que « recommence //tout /et tout en tout. Par conséquent, /sans nous ». Poèmes fréquemment suivis de noms de lieux : ils rappellent sur quel point le poème ou la mémoire se fondent pour restituer traces et « lumières » vacillantes. Elles demeurent. Comme l’étoile vivante, le chardon bleu,symbole de résistance, mais aussi de vie après la mort,se penche : membres d’un même corps, lambeaux d’une unité perpétuelle et fragile, ce sont des amers, comme la biographie partielle des disparus : 
 
« Le ciel se tait. Est 
désert. » 
 
La copule l’établit : rien n’assoit les faits, l’oubli les garde en ce lieu vide qui ne retient que bribes d’un tout qui est (cependant). 
Mais, déserts, ne seraient-ce pas aussi ces vastes espaces boisés de l’Est où vivait Rüdiger Fischer, l’ami lecteur traducteur éditeur de Verlag im Wald, établi en Bavière, en pleine forêt bohémienne, dans son village de Rimbach ? Rüdiger Fischer, mort le 4 juin 2013. Cet ami et l’année de sa naissance, 1943, orchestrent ce volume. Gérard Bayo, poète voyageur, évoque plusieurs événements terribles de 1943. C’est le 19 avril 1943 que commence le soulèvement du Ghetto de Varsovie, le 2 août que s’insurgent les prisonniers du camp d’extermination de Treblinka. C’est le 25 septembre que fut « liquidé » le ghetto juif de Vilnius sur l’ordre de Himmler, le 2 février que s’acheva la bataille de Stalingrad, avec un million de morts. Alors, dans cet Est (« Est /désert », à entendre comme une localisation, aussi), Pologne, Biélorussie, Allemagne, Lituanie ou Russie, on sent la présence de tous ces martyrs. 
 
« En gare de Malkina Junction sont trois, 
souriants, 
 
debout,  
humains. Comme vous et moi. » 
 
Le sujet, différé, arrive enfin : « humains ». Le lieu en tête de vers : Malkina Junction, gare où les trains débarquaient les déportés destinés à une élimination rapide. Plus d’un million de victimes en un an. Tous humains, exterminés et exterminateurs. Et nous aussi, humains. 
 
La phrase ne peut suivre : se déployer. La couper, ce sont les ailes froissées, l’élan pris qui doit – s’interrompre : 
 
« Depuis peu dépliées les feuilles 
derrière la vitre en direction de 
quoi 
 
étonnamment limpide, et sous les putti 
du toit. Au bord du lac. » 
 
La phrase coupée correspond aux décrochements du vers, ils sont multiples. Entériner l’absence, l’inscrire là : béance lue en cette obligation de gagner le vers suivant (enjambement), lui-même interrompu. Ligne de phrase et rythme du vers, en adéquation pour ce qui, chez Gérard Bayo, devient l’essence du dit. Impossible coulée. Celui qui manque, là (« En forêt », traduction française du nom des éditions que dirigeait Rüdiger Fischer). Le deuil est ce point de rupture syntaxique et rythmique qui travaille ce livre.  
 
On pense aux êtres gazés, brûlés –envolés. 
« Et chacun mourant seul. » 
 
Écrire et prononcer leurs noms, répéter leur histoire, pour maintenir ces étranges lumières de nuit, « vivantes étoiles » comme un rappel inversé des étoiles jaunes cousues. 
 
Parmi ces étoiles disparues mais dont la lumière nous parvient toujours, plusieurs amis d’élection du poète Gérard Bayo, étoiles choisies dans son firmament. Le peintre biélorusse et parisien Chaïm Soutine, qui arrosait de sang frais les quartiers de viande qu’il peignait, traverse les poèmes grâce à ses tableaux que Gérard Bayo voit au Musée de l’Orangerie. C’est en cachette que Soutine regagne Paris le 7 août 1943 pour y être opéré et le 9 qu’il meurt. Autre étoile présente, Anna Akhmatova, la « reine de la Neva », auteur de Requiem, dont on peut visiter l’appartement-musée à Saint-Pétersbourg et qui vécut le siège de Stalingrad de l’intérieur. Et puis Macha Rolnikaite, qui conta la disparition des juifs de Vilnius, ou Rosa Luxembourg, polonaise de l’Empire russe assassinée en 1919 à Berlin ; Pierre Bonnard, encore, le peintre des jours heureux ; un poète également, Hölderlin, mort un siècle avant la naissance de Rüdiger Fischer, le 7 juin 1843, dont le souvenir reste vivant à Bordeaux, ville natale de Gérard Bayo.  
 
Du poème émane le besoin, « de quoi ? ». Questionnement. Rien ne répond. Absence telle qu’elle jalonne ici/maintenant. Lexique atténué, « rien », nul », « néant ».  
Pourtant. 
Étoile, neige, vivante. 
Les noms de disparus donnés à des rues ou à des poèmes perpétuent la présence, étoiles vivantes: 
 
« Déjà ne subsistent plus 
que le nom savant de la fleur du fossé 
et celui oublié 
de l’oiseau qu’on entend. » 
 
Fort à dire de ce qui est ancré (noms propres de villes, rues, dates) et de ce qui échappe au temps : non que soit écartée la dimension comptée des heures mais parce que ni l’aube, ni l’étoile, ni la neige ne se décombrent. L’intemporalité frappe d’un sceau terrible le questionnement éternel, le ressac : 
 
« Seuls peut-être les morts 
n’en finissent d’espérer. » 
 
Ici, dans le poème, l’un et son contraire se mêlent, s’inversent : « Tout cela qui sait / parler se tait », loin d’une rhétorique et de sa mécanique, deux pôles se distinguent, se confondent, tel est le mouvement des poèmes de Gérard Bayo, leur force : rester présents. 
 
« J’ignore désormais laquelle 
est la rive opposée […] ». 
 
L’apaisement : ce qui autour demeure immobile, ce qui luit, lune « pure et tranquille » avant d’aborder « Vivante étoile », à l’aube d’un poème « non-écrit », « abandonné là-haut » en quelque attente de bleu : 
 
« Nous aurons été 
ce demain qui ne vient pas. » 
 
Pourtant, le poème ne se clôt pas, il revient à l’ami, Rüdiger Ficher. Secrète mission confiée à celui qui hante le livre pour lui donner son silence et son mystère : 
 
« Pour que tu veilles  
sur elle,  
la nuit vient. » 
 
On connaît l’interprétation que fait Gérard Bayo des poèmes d’Arthur Rimbaud qu’il lit comme des prosopopées. Pour lui, morts et vivants se côtoient, dans une même humanité. Ce livre est d’abord une adresse à l’ami qui désormais fait silence : humanité et fraternité de l’œuvre de Gérard Bayo. 
 
« Bonne route l’ami. 
L’ami, bonne route. 
 
À bientôt. 
 
Quels que soient nos chemins, 
la route est une. » 
 
Isabelle Lévesque 
 
Neige, suivi de Vivante Étoile, Gérard Bayo, Éditions L’herbe qui tremble, 2015 – 126 pages, 14 €