Lu dans Le Monde
Bernie, le socialiste "démocratique", par Corine Lesnes
À Burlington, son prénom suffit. Bernie. Tout le monde sait de qui il
s'agit. Bernie Sanders. Un type aux lunettes de myope, toujours l'air
préoccupé, le cheveu blanc, le front dégarni. Comme l'a fait remarquer
son collègue Patrick Leahy, l'autre sénateur du Vermont, Bernie Sanders
est l'un des rares hommes politiques qui puissent se contenter d'un
prénom sur les autocollants publicitaires. Nul besoin de couleur ou de
parti. "Bernie" lui suffit.
A Washington, "Bernie", alias le sénateur Bernard Sanders, est tout aussi célèbre : il est l'unique "socialiste" de la classe politique. Une étiquette encombrante dans un pays où le mot en "s" sert d'épouvantail (tout ce qui ne passe pas par un système d'assurances privées est qualifié par les républicains de médecine "socialisée", par exemple).
Pour montrer qu'il n'est pas partisan du goulag, Bernie Sanders a pris l'habitude de se décrire comme un socialiste "démocratique". Ce qu'il définit d'un seul trait : "Je crois à un certain égalitarisme, c'est-à-dire à une juste redistribution des richesses. Je crois que tout le monde a droit à un niveau de vie décent et à un système de santé. Je crois que nous avons une responsabilité morale par rapport à l'environnement. Je crois que la guerre n'est qu'un dernier recours. Je crois que nos enfants sont notre ressource la plus précieuse. Et je crois que les gens doivent pouvoir participer au processus politique quels que soient leurs revenus."
Antimédiatique, antiportraits, Bernie Sanders, 66 ans, est une espèce à part dans l'univers politique américain. Il est né à Brooklyn de parents juifs polonais, mais le Vermont l'a adopté au point d'en faire le maire de sa principale localité, Burlington, et de l'envoyer au Sénat en 2006 sous l'étiquette "indépendant". Pourquoi indépendant ? Parce que les élections consistent à élire des personnes, pense-t-il, et non pas des étiquettes. Et "socialiste" serait trop déconcertant. "En milieu rural, il y a beaucoup de gens qui ne voteraient pas pour un démocrate. Si vous vous appelez "indépendant", il y a plus de chances qu'ils écoutent le message", explique Mike Bayer, du Parti progressiste du Vermont, un "troisième parti", autre rareté dans le paysage américain.
Arrivé au Sénat, "Bernie" a suivi le conseil amical de ses amis et "rencontré un peigne" qui a discipliné sa coiffure. Aujourd'hui, son socialisme n'effraye plus, d'autant qu'il a cessé de dire que Washington est une ville corrompue par les lobbyistes et que 80 % de ses collègues mériteraient d'être battus aux élections. Plusieurs républicains se sont même surpris à travailler "avec plaisir" avec lui. Bernie Sanders s'est, de son côté, équipé d'un costume neuf, initiative à laquelle il attribue le succès de son amendement bipartisan sur les énergies renouvelables. Une seule plainte, à ce jour : les voisins. Par l'entremise du journal The Hill, ils ont fait savoir que l'état du jardin de la maison que loue M. Sanders derrière le Capitole cadrait mal avec le standing du quartier. Le sénateur a répondu que, dans le Vermont, les voisins se parlent quand ils ont quelque chose à se dire, mais il a promis de désherber afin que les passants puissent de nouveau "lire le panneau McCain" dans le jardin d'à côté.
A cinq mois des élections, Bernie Sanders est préoccupé par la paupérisation de la classe moyenne et l'ampleur des inégalités. "Les 300 000 Américains les plus riches gagnent autant que les 150 millions du bas du tableau", dénonce-t-il. Selon lui, la presse sous-estime le problème : "Tout comme ils ont manqué la course à la guerre en Irak, les médias commerciaux sont en train de manquer l'effondrement de la classe moyenne." Il y a quelques mois, il a demandé à ses administrés de lui envoyer des témoignages sur l'augmentation du prix de l'essence. Il a reçu 600 réponses. Il a décidé de les publier sous forme de recueil. "J'aimerais pouvoir suspendre un drapeau américain au Capitole, mais à l'envers, a écrit une mère qui élève seule son fils. Nous sommes un pays en détresse."
Pour Bernie Sanders, les Etats-Unis sont arrivés à un moment "pivot" de leur histoire. Le mécontentement contre le gouvernement a atteint des sommets sans précédent depuis une génération. Et, contrairement aux années 1970, le ressentiment est dirigé aussi contre les institutions financières, la presse, les compagnies pétrolières. Dans un livre qui vient de sortir (Uprising), son ancien porte-parole, David Sirota, parle d'un climat de "révolte", qu'il compare avec les grands mouvements sociaux du XXe siècle : l'élection raz de marée de 1932, qui a permis à Roosevelt de lancer le New Deal dans les cent premiers jours de sa présidence ; celle de 1964, qui a donné à Lyndon Johnson le mandat pour mener la déségrégation, ou celle de Ronald Reagan, en 1980, qui a abouti aux dérégulations et à l'augmentation du budget militaire.
Suffira-t-il à l'Amérique d'élire Barack Obama ? "Non, coupe Bernie Sanders. Obama sera confronté à des pressions énormes pour l'empêcher de s'attaquer aux intérêts particuliers." C'est pourquoi "Bernie" et ses amis du groupe progressiste du Congrès travaillent déjà à un programme pour les 100 premiers jours de 2009 : couverture médicale pour tous, réduction des dépenses militaires, réforme des accords commerciaux, et fin de la guerre en Irak... "J'ai dit à Barack Obama de ne pas s'inquiéter pour ses trois premiers mois, nous avons déjà préparé le terrain pour lui", dit "Bernie".