Magazine Coaching

ECONOMIE DU BONHEUR , WELFARE ECONOMICS, ÉCONOMIE DU BIEN-ÊTRE : quelques livres pour s'y repérer (Richard Lyard, Arthur C. Brooks, Luigino Bruni)

Par Levidepoches

Lu dans Les Échos

Le bonheur n'est pas une idée neuve en économie. Le sujet rencontre un intérêt croissant de la part d'experts et de responsables politiques en quête de nouveaux objectifs pour l'action publique et d'indicateurs alternatifs aux traditionnels agrégats économiques. Croissance, revenus monétaires et PIB sont comme l'argent. Ils ne rendent pas nécessairement heureux. Surtout, ils ne rendent pas compte de la richesse humaine dans toute sa densité, ni ne permettent de préciser ce qui fait ou non progrès, cohésion sociale, développement durable. L'OCDE veut maintenant favoriser le progrès des sociétés, par-delà le PIB. Une commission de très haut niveau a récemment été installée sur ce sujet en France. Techniquement, il s'agit de savoir s'il est possible de bâtir un indice synthétique de bien-être ou s'il faut passer par une batterie de données différentes. Le sujet ne mobilise pas que les économistes. Le très sérieux « Journal of Happiness Studies » fait dialoguer les approches autour des caractérisations et des enjeux du bonheur.

Le bonheur a fait récemment son retour dans les études économiques. C'est que notent Luigino Bruni et Pier Luigi Porta en ouverture de l'ouvrage qu'ils ont dirigé. Economistes, sociologues et psychologues ne s'y distinguent pas véritablement par leur discipline. Ils s'intéressent à cette branche de l'économie du bien-être que l'on appelle désormais « économie du bonheur ». Leur panorama est un état de l'art qui va d'une relecture de classiques (Aristote, Mill Bentham) à la discussion des plus récents résultats empiriques.

Bruni et Porta ont rassemblé les plus grandes signatures contemporaines du débat. L'ensemble des contributions, à vocation théorique, porte sur le « paradoxe du bonheur », connu également sous le nom de « paradoxe d'Easterlin ». Au début des années 1970, Richard Easterlin a repéré que, dans un même pays, les riches sont, à un instant « t », plus heureux que les pauvres. Quand un certain seuil de revenu est atteint, le bonheur progresse peu.

Les économistes du bonheur s'intéressent aux préférences subjectives des individus. Celles-ci sont, en partie, inscrites dans nos gènes. Elles sont aussi façonnées par les événements vécus et peuvent être modulées par les politiques publiques. Elles relèvent de notre aptitude à nous comparer. Le bonheur est ainsi lié à nos satisfactions et frustrations relatives.

Le malheur peut provenir d'un trop grand engagement dans la course aux gains. Il s'ensuit, selon les auteurs, des propositions conservatrices (comme le soutien au mariage) ou progressistes (comme la diminution du temps de travail). Easterlin, qui ouvre la série des contributions, souligne qu'avoir une vie familiale dense est plus important que de voir augmenter son revenu. Il invite à une réallocation du temps en faveur de la famille, pour apporter une issue au paradoxe qui porte son nom.

Contributeur de « Economics and Happiness », Richard Layard part encore du paradoxe d'Easterlin, qu'il place « au coeur de notre civilisation » dans son ouvrage à succès, traduit en français (« Le Prix du bonheur », Armand Colin, 2007, 19 euros). Selon lui, il est scientifiquement possible de mesurer le bonheur. Certes, il est plus difficile de l'évaluer que de compter des lentilles. Mais on peut assez précisément en apprécier l'intensité et les variations, par enquêtes d'opinion et par encéphalogrammes (distinguant les empreintes cervicales de nos émotions heureuses). Doté de cette possibilité de mesure objective, Layard revient aux sources de l'utilitarisme et invite à ce que toute politique économique se donne pour objectif le bonheur, et non la croissance.

Les politiques devraient s'intéresser à ce que valorisent vraiment les gens (la famille, les relations sociales, etc.) plutôt qu'à la compétition des revenus et des positions sociales. Layard observe que le chômage, le crime, les séparations conjugales font plus pour le malheur qu'une simple diminution des revenus. Il propose donc de tout faire pour mettre les chômeurs au travail. Pour lutter contre le crime, il souhaite diminuer la mobilité quotidienne des membres des familles modernes. Pour limiter l'instabilité conjugale, il voudrait faire effectuer aux futurs parents des stages autour de leurs droits et de leurs responsabilités. Layard critique vivement la télévision. Celle-ci, en montrant richesse, gloire, beauté et volupté, exacerbe le ressentiment de téléspectateurs qui sont loin d'être aussi beaux, riches et heureux que les personnages des publicités ou des séries...

La proposition la plus forte, et la plus controversée, porte sur la fiscalité. Layard est favorable à une lourde imposition marginale des heures travaillées au-delà d'un certain seuil. Il veut restreindre le travail, une activité qu'il juge « addictive » et « polluante ». Ce goût pour des impôts élevés s'explique aussi chez Layard par son souci de redistribution. Il rappelle l'argument solide selon lequel tout euro (ou tout dollar) supplémentaire apporte moins de bonheur relatif à un riche qu'à un pauvre.

Arthur Brooks, qui travaille notamment pour l'American Enterprise Institute, est en désaccord sur bien des points avec Layard. Selon lui, on est plus heureux à droite de l'échiquier politique. Les conservateurs se déclarent nettement plus souvent heureux que les progressistes. Par ailleurs, plus les personnes se déclarent libres, plus elles s'estiment heureuses : 93 % des Américains s'estimant libres se disent heureux. A l'inverse, 23 % des Américains se disant « modérément libres » ne se déclarent pas heureux. Brooks observe que ceux qui appellent à plus d'interventions publiques dans l'économie sont en général moins heureux. Et ce ne sont pas nécessairement les plus défavorisés, a priori les plus malheureux.

A l'échelle internationale, ce sont dans les économies les plus libres que les populations se déclarent les plus heureuses. Une croissance de 1 point de l'indice de liberté économique (publié chaque année par le « Wall Street Journal » et la Heritage Foundation) est associée à une croissance de 2 points du bonheur déclaré dans la population.

Plus qu'une corrélation, Brooks y voit un lien de causalité entre liberté et bonheur. Il appuie son affirmation par certaines expériences de psychologie sociale. En maison de retraite, par exemple, les personnes les plus heureuses et les mieux portantes sont celles qui ont le plus de marge de manoeuvre.

Brooks note encore que 43 % des croyants se disent « très heureux ». Ce n'est le cas que de 23 % des laïques. Il considère que ce n'est pas la liberté religieuse qui rend heureux, mais la foi elle-même. Les croyants voient leur liberté utilement encadrée, sans appeler d'intervention publique. Pour Brooks, qui juge son raisonnement « très américain », notre bonheur, tant qu'il repose sur des agissements qui n'ont pas d'impacts négatifs sur les autres, ne saurait être encadré par des règles publiques, mais seulement par des croyances auxquelles on adhère. La recette du bonheur est une combinaison de liberté individuelle, de décence et de modération. A ses yeux, le bonheur passe par la morale, avant de passer par l'abondance. Les valeurs qui, aux Etats-Unis, favorisent le bonheur sont la foi, la charité, le travail, l'optimisme et la liberté individuelle. La laïcité, le souci de développement des politiques publiques, l'addiction à la sécurité ne mènent pas au malheur, mais à moins de bonheur. Brooks ne sera certainement pas traduit en français...

Ce qui est certain c'est que les normes et les valeurs sont au centre de la problématique du bonheur et, partant, de ses indicateurs.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Levidepoches 33 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte