Magazine Culture
L’irlandais et ses doubles
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Flann O’Brien – Romans et chroniques dublinoises [Les Belles Lettres 2015]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Il faudrait être bégueule (on en connaît) pour ne pas se réjouir de l’heureuse initiative des Belles Lettres en proposant au lecteur français un unique – quoiqu’un peu encombrant - volume contenant l’essentiel de l’œuvre de Flann O’Brien, écrivain irlandais jusqu’au bout des ongles et de la bouteille de malt. Espérer que cela contribuera à lui offrir enfin la reconnaissance que notre pays lui a jusqu’ici nié, le prenant peut-être pour un inoffensif plaisantin, serait probablement faire preuve d’un optimisme excessif. Il n’en reste pas moins que l’occasion est trop belle pour ne pas se perdre à nouveau dans les méandres de si brillante verve.
Né Brian O’Nolan en 1911, considéré en ses terres pourtant peu avares en bon écrivains l’égal de Joyce et Beckett, héritier plus que digne de Sterne, le dublinois a la passion du pseudonyme, pour des raisons aussi bien biographiques (le poste de haut fonctionnaire qu’il occupa de longues années appelait à la discrétion) que par une tournure d’esprit particulière. Outre le nom de plume propre à ses romans, on ne fera pas l’impasse sur Myles na gCopaleen, déguisement sous lequel il signa de très populaires chroniques journalistiques ainsi qu’un roman satirique en gaélique, Le pleure misère, le plus drôle sans doute d’une œuvre toute entière écrite sous le signe de l’humour et de la liberté goguenarde. Ce goût ne le quittera jamais, il ne cessera de multiplier les hétéronymes, écrivant sous diverses identités au courrier des lecteurs de l’Irish Time pour se plaindre de ses propres contributions, publiant ailleurs nouvelles et autres essais sous autant de patronymes extravagants. Au point qu’établir de véritables œuvres complètes semble relever de l’expédition archéologique dans un labyrinthe de chausses trappe. On ne saurait dès lors reprocher au vaillant effort des Belles Lettres le manque d’exhaustivité, même si certains fanatiques n’auraient pas craché sur les quelques chapitres inédits en français de Slattery's Sago Saga, son roman inachevé. On pourra cependant regretter l’absence d’une préface plus consistante ; celle qui nous est donnée à lire ne convint guère, la tentative de rivaliser d’ingéniosité avec la richesse des élans de Myles O’Brien ne pouvant qu’être condamné à l’échec. De même s’agissant de certaines notes intempestives du traducteur.
La carrière littéraire de O’Nolan débute sous le signe de la réussite flamboyante et de l’échec cinglant. Il écrit coup sur coup trois livres dont la perfection connaîtra d’inégales destinées. En 1939, grâce au soutien de Graham Green, membre du comité de lecture, il publie sans détour un chef d’œuvre, Swim-Two-Birds, salué par un Joyce presque aveugle qui depuis sa loupe ne peut qu’hocher admiratif de la tête, de même s’agissant de Borges, lequel aurait sans doute eu du mal à ne pas y voir une certaine parenté d’esprit. L’année suivante, la publication du non moins époustouflant Le troisième policier lui est refusée (Green n’est plus là), au prétexte que là où il aurait dû mettre le holà sur l’excentricité, l’auteur n’en faisant qu’à sa tête en rajoute au contraire une couche (les ventes du précédent n’avaient certes pas de quoi lever l’enthousiasme). Le roman ne connaîtra le relatif paradis de l’objet imprimé qu’une fois l’auteur mort. Ce refus aura un impact très fort sur O’Brien, qui – son roman gaélique de 1941 mis à part, le seul qui connaîtra d’ailleurs un vrai succès de librairie – n’en publiera plus pendant vingt ans (il prétendra ensuite avoir perdu le manuscrit ; il semble pourtant qu’il l’ait gardé de longues années exposé bien en vue sur un meuble).
Mais qu’importent les vicissitudes, quand bien même on ne peut s’empêcher de penser que sans celles-ci l’œuvre romanesque de l’irlandais eut été différente, plus étoffée sans doute. Peut-être ont-elles quoi qu’il en soit contribuées à l’essor de son travail journalistique, ce dont à la lecture de The best of Myles on ne saurait se plaindre.
Swim-Two-Birds, par sa complexité formelle, son autoréflexivité moqueuse, sa capacité à démouler le cliché, cette « phrase fossilisée », son sens du jeu, ne se contente pas d’inaugurer une ligne fondamentale que l’on nommera bientôt postmodernisme, encore se permet-il de maintenir aujourd’hui comme hier une fraîcheur à l’épreuve des balles. De vagues traits autobiographiques s’y dessinent ; traits qui seront plus accentués dans La chienlit, qui signera en 1961 le retour de l’auteur au roman, bien qu’avec un peu moins de panache. Le personnage de l’étudiant dilettante qui l’air de rien s’amuse à de brillants exercices littéraires où la fantaisie est reine et qui constituent la matière même de Swim-Two-Birds n’est pas sans évoquer celui que fut le jeune O’Nolan. Il faut croire qu’il pratiquait le même genre de jeux avec ses camarades d’université. Mais c’est avant tout un mille-feuilles dans lequel il convient de plonger, riche en plis et replis ; l’occasion de s’insurger contre le fait « qu’un livre dut avoir un seul début et une seule fin ». Il y en aura plus d’un ici, c’est certain. Swim-Two-Birds est un aleph, le point de rencontre de multiples possibles narratifs, un recyclage frénétique, véritable « salmigondis », pour reprendre le titre ironique du roman hommage que lui consacrera en 1979 Gilbert Sorrentino. La légende irlandaise et les vieilles sagas y croisent les mésaventures d’un écrivain falot incapable de tenir ses personnages en main. O’Brien transforme, empile, pique ici ou là, fait feu de tout bois, élève l’impureté au rang d’art.
On est à Dublin, après tout, une ville qui pourrait bien être un des personnages principaux de son œuvre, à moins qu’il ne s’agisse plus généralement de l’Irlande éternelle, objet tant de son amour que de ses continuelles moqueries. La lecture du Pleure misère devrait suffire : il y dresse une satire peu complaisante de l’esprit traditionaliste. On y mange de continuelles patates en regrettant « ce que l’on ne verra jamais plus » ; ailleurs, la langue gaélique est l’objet d’un concours absurde consistant à la parler le plus longtemps possible jusqu’à proférer n’importe quel galimatias. Pour ne rien dire du misérabilisme et des danses. Dans La chienlit, sous titré « une exégèse de la crasse », c’est au tour de la bigoterie d’en prendre pour son grade, le roman culminant avec une improbable visite au Vatican devant un pape qui n’en croit pas ses oreilles.
Au fil des pages de Swim-Two-Birds, on croise des bonnes fées à la langue bien pendue et des rois déchus perchés sur des arbres épineux, tandis que Finn Mac Cool, « héros de l’Irlande ancienne », n’en finit plus de tisser des vers et que des personnages en rupture d’auteur devisent au coin du feu avant d’entreprendre d’écrire eux-mêmes leurs aventures qui tournent autour des sévices qu’ils escomptent faire subir à leur créateur. Dans Le troisième policier, fable métaphysique et circulaire qui décrit l’inquiétante réalité d’un enfer tout aussi circulaire, on commence d’abord par pédaler, au risque de se confondre avec son vélo. On découvre ensuite une curieuse substance, l’omnium, et l’on visite le chemin embroussaillé d’une éternité dont il convient de surveiller constamment la pression. De proliférante notes nous en apprennent quant à elle beaucoup sur la pensée d’un certain De Selby – philosophe ou scientifique, ce n’est pas clair – et de ses exégètes pas toujours très nets. Un monde où « les questions embrouillent le problème au lieu de le simplifier ». Mais à quoi bon simplifier ? Dans l’un comme dans l’autre, quoi qu’il en soit, ce que l’on croise avant tout, c’est une langue inépuisable et versatile, véritable centre de livres où les centres ne cessent pourtant de proliférer.
Il n’en reste pas moins qu’O’Brien n’est pas Joyce ; loin de lui l’idée d’écrire un nouveau Finnegans Wake. S’il y a une constante qui traverse son œuvre, c’est sa grande lisibilité, malgré ou grâce aux libertés qu’il se permet. O’Brien n’est pas un avant-gardiste tonitruant. Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’auteur d’Ulysse, devenu personnage de fiction et réincarné en serveur d’un bar paumé dans le dernier roman de O’Brien, L’archiviste de Dublin, n’a nulle connaissance d’avoir jamais écrit le Finnegans. Livre de conversations absurdes au pub entre deux pintes – on boit, faut-il le préciser, beaucoup chez un auteur qui aimait d’un peu trop près la bouteille - L’archiviste est le roman le plus désinvolte d’une œuvre qui ne fit toujours que ce qu’elle voulait. Sorte de somme en creux dans lequel l’intrigue ne tient qu’au fil toujours prolixe d’une fantaisie qui ne lâche pas le mords, il réunit la verve des chroniques de Myles et l’humour métaphysique du Troisième policer, duquel il reprend par ailleurs quelques éléments.
L’ouvrage se termine (outre une brève pièce de théâtre) par une sélection des chroniques évoquées plus haut, l’occasion de constater que l’inventivité et l’irrésistible humour de notre irlandais fonctionnent aussi très bien hors du cadre de la fiction. Se moquant de la vanité des écrivains, des humains en général et une fois de plus du bon peuple d’Irlande en particulier, dissertant avec une aisance confondante sur tout les sujets, proposant des solutions incongrues à des problèmes qui le sont aussi, O’Nolan, jamais arrogant, toujours pertinent, achèvera ici de convaincre les plus septiques. Il est plus que temps qu’il se fasse une place au panthéon, lui qui n’aurait pas manqué de moquer ce genre de prestiges.