« Beaucoup sombraient dans l’océan, après des mois, voire des années d’agonie sous les yeux de secouristes sourds, aveugles mais bien élèves. Ils ne se jetaient jamais à l’eau sous prétexte qu’elle était trop froide.
Quand à moi, j’étais frappée d’éclairs brulants de lucidité : tu auras beau appelée au secours, petite cigale, ton cri se noie dans le bruit d’une souffrance infinie que personne ne veut entendre. »
Cueillez-moi jolis Messieurs... - BESSORA
J’ai découvert l’auteure Bessora vie le roman « Et si Dieu me demande, dites Lui que je dors » , qui m’avait intrigué par son titre, mais également par le style de la narration. Même si cette pérégrination d’auteures à travers le Cameroun, sous la houlette d’un éditeur/promoteur haut en couleur, avait été plaisante à lire, le style d’écriture de Bessora m’avait quelque peu perturbé. Cette première excursion dans l’univers de Bessora m’a peut-être aidé, en entamant un second opus de l’auteure Gabono-Suisse, à tout de suite entrer dans le texte et à apprécier l’esprit fantasque de cette auteure.
« Monsieur le Maire,
en gage de ma gratitude pour votre aimable inertie, je forme pour vous le vœu d’une mort prochaine, précédée d’atroces souffrances.
En attendant cet heureux événement, je vous invite à consulter un dictionnaire où vous découvrirez le sens du mot "hébergement". Ceci, bien sûr, à condition que vous sachiez lire, car vous n’avez visiblement pas su lire mes derniers courriers. »
Bessora campe deux femmes. Claire, plus que quadra, divorcée au passé maritale frustrant vécu aux côtés d’un homme frustre qui s’en est allé avec une petite jeune, la laissant en plan avec son enfant unique. Et il y a Julienne. D’origine africaine, dynamique, fumeuse invétérée, roublarde, débrouillarde et affligée de deux enfants pou lesquels elle a voué sa peau.
Ce livre est une histoire de choix. Le choix, pour les deux principales protagonistes, de choisir de se laisser tomber dans le gouffre, ou de tenter de s’accrocher à cette vie qui a décidé de leur mettre d’énormes bâtons dans les toues.
Le choix de l’écriture, pour l’auteure, au service d’éclopées, de fracassées de la vie. C’est sombre, c’est glauque, c’est la plongée dans les tréfonds des misères sociales, morales et psychologiques. C’est une lecture belle mais exigeante, voire ardue. Ici, pas de place à la fluidité, à la facilité. Il faut souvent froncer les sourcils, faire des re-Winds, régurgiter certains mots ; mais on avance, avec bonheur dans ce récit des malheurs. Juliette et Claire, porteuses de misères, à qui la vie a mis des gifles, avec effet kiss-kool du démon dans le sang.
« Elle a dû être jolie Rose. Elle était peut-être mignonne. Aujourd’hui, c’est une fleur en bouton flétri, au bout d’une tige épineuse.
Assise en face de vous, elle corrige ses copies. Elle n’a pas connu de printemps, Rose. Vous ne connaîtrez pas d’hiver.
Elle a peut-être trente ans, Rose, prématurément fanée par ses heures supplémentaires, abîmée par la jeunesse puante étalée sur son petit bureau. A son âge, vous vous faniez déjà, abîmée par le joli vernis de votre mariage. »
Claire, la vieille fille à la triste vie de femme invisible cocue. Julienne, le drame de l’âme sœur qui prend ses ailes, lui abandonnant deux mômes, et la déchéance sociale.
L’une a hébergé l’autre. Un peu par contrainte. Engoncées dans leurs déprimes, elles se noient chacune dans son marécage. L’une n’a pris pourtant qu’un amant, elle n’a pas jouit assez dans sa vie pour y renoncer, maintenant qu’elle a gouté a cet orgasme que l’ex ne lui a jamais donné. Orgasme souillé. L’autre, la fumeuse invétérée, ne gémira plus jamais de plaisir. Seule la douleur de la perte, seule la douleur du combat quotidien pour la survie, seules les failles de son corps, l’a font aujourd’hui gémir.
Une écriture qui s’affirme sans concession, quitte à lasser sur la longueur, à perdre par trop d’ellipse, mais une poétique ultra puissante au service d’histoires de survie parallèles, de personnages naufragés auxquels on s’attache, on s’accroche, et on passe avec eux un excellent moment de lecture.
Un superbe Bessora.
« Cueillez-moi jolis messieurs… »
Bessora
Éditions Gallimard, Continent noir