« Ses auteurs semblent croire à la capacité des gens à se révolter, à trouver des raisons de s’opposer pour regagner leur dignité. C’est plus que naïf : c’est coupable. Vous semblez croire encore à la capacité de chaque homme à se lever et à se battre pour sa liberté. Je n’y crois plus. Les hommes sont lâches quand l’esclavage est confortable. »
« Terre Ceinte » - Mohamed Mbougar Sarr
Mohamed Mbougar Sarr… voilà un nom qu’il va nous falloir nous habituer à énoncer, à prononcer, à porter aux nues, car les littératures des Afriques tient là une pépite. « Terre Ceinte » est le premier roman de cet auteur sénégalais, un jeune auteur qui va, j’en mets m’en avant-bras à couper, marquer les prochaines années.
Alep est une des villes de la province du Bandiani, province occupée depuis maintenant 4 ans par une meute de djihadiste, La Fraternité, avec à leur tête, un chef de guerre du nom de Abdel Karim (quel personnage magnifiquement dépeint !). La ville de Alep est plongée dans les horreurs quotidiennes de la gestion par les fondamentalistes. Le livre s’ouvre d’ailleurs par la scène ultra-violente d’une double décapitation d’un couple de jeune post-ado, condamné pour adultère. Les parents, père de l’un, mère de l’une et père de l’une, mère de l’un, sont sommés d’y assister, et de désavouer leurs enfants.
Le début annonce la couleur, un environnement de peur et de violence, d’enfermement et de repli sur soi.
Et, comme dans chaque désert, la fleur rebelle éclot. Dans le sous-sol d’un bar, lieu de socialisation devenu repaire des djihadistes, quelques résistants ont décidé de combattre la violence et l’obscurantisme en brisant le silence qu’impose tout régime totalitaire. Un journal, voilà l’arme du peuple, un journal clandestin.
« Notre allié, c’est le peuple. Sans lui, aucun espoir n’est permis. Lui seul peut renverser cette barbarie. Ce n’est pas nous qui le feront. Ce journal peut, au mieux, redonner de l’espoir. Je crois en ce peuple, malgré tout ce qu’il a fait. De toute manière, je n’ai pas le choix. Le peuple est dangereux et imprévisible. C’est possible. Mais il ne faut pas perdre de vue que c’est cette imprévisibilité qui déroute, et qui en fait une arme que l’on ne peut jamais tout à fait maitriser. Un jour, il se révoltera. Et ce jour-là, vous le remercierez. »
Ce premier extrait du livre n’est absolument pas la tonalité générale, elle est contrebalancée par la réplique d’un second personnage qui a une opinion, superbement intéressante, et opposée à celle de l’extrait. Mais elle est représentative de ce que l’auteur a réussi de façon magistrale : l’équilibre !
Tous les propos des personnages, toutes les prises de positions sont pesées, contrebalancés. Il réussit, à l’instant de ma lecture, d’éviter le manichéisme de positions caricaturales. Un vrai exercice de rédaction thèse/antithèse et c’est une réussite.
Il y’a deux pépites marquantes, parmi bien d’autres ; les réflexions sur le silence des hommes, des peuples et ceux sur la soumission/révolte de ces peuples. Trop d’auteurs camouflent des essais derrière des romans et, généralement, ratent les deux. Mohamed Mbougar Sarr réussi à faire un vrai roman qui porte la réflexion. Et l’idée de la correspondance entre les deux mamans (quoi que parfois trop longuette) est une superbe idée
« Alioune, enfin. C’était le plus jeune du groupe, mais n’en était-il pas, paradoxalement, le plus vieillit, spirituellement ? Alioune n’espérait plus rien, ne croyait plus en rien, n’attendait plus rien de cette vie qu’il n’avait bu que pendant dix-neuf hivernages. Il travaillait lui aussi à l’hôpital de Kalep, où il était infirmier. Une insondable tristesse voilait son visage en permanence, et les seuls instants où l’on pouvait le voir autrement qu’habité par une sorte de mélancolie désespérée étaient les moments où il lisait. »
Même la fin de ce "Terre ceinte" est comme il faut : mesurée, équilibrée. Sans excès et exactement ce qu’il fallait comme dose d’espoir et de réalisme. En fait, je me retiens fortement car l’excessif dithyrambe n’est pas conseillé avant de recevoir un auteur (lol). Soyons comme l’est le livre ; posé et mesuré :
C’est livre est MEGA-MAGNIFI-EXTRA-KIFFANT !!
Tout y est : une atmosphère lourde et tragique dans le huis-clos de la ville de Alep, des personnages forts, attachants et divers. Les histoires personnelles ne sont pas anecdotiques et viennent vraiment nourrir la grande histoire. La violence, sourde, prend aux tripes. L’enfant qui glisse vers l’extrémisme et l’impuissance des parents, les politiques français devraient lire ces lignes. Les collabos sans qui aucun tyran n’aurait de pouvoir sur le peuple. La fin totalement dramatique digne des plus grandes fins de films hollywoodiens. TOUT Y EST !!!
« Armé de ces documents, le continent quittait enfin le seuil de l’Histoire où, dit un jour un grand philosophe, il avait longtemps fait le pied de grue ; il quittait la pré-Histoire où, paraît-il, il s’était arrêté. Ces documents, enfin, étaient la preuve qu’ici aussi, on avait écrit. »
Des bémols ? Il faudrait en trouver quand même...
La mise en page de l’éditeur. Le texte n’est pas assez aéré et la police est petite, ce qui m’a rendu la lecture un peu difficile parfois. L’éditeur n’a sans doute pas voulu en faire un pavé de plus de 300 pages, ce livre en aurait mérité 400.
Les réflexions du narrateur, super intéressantes, tirent parfois un peu en longueur et cassent le rythme de la lecture. De même pour certaines parties des échanges entre les deux mères éplorées qui sont parfois longuettes et (ce qui est normal) larmoyants. Mais quelle magnifique idée de construction du livre que de faire le récit d’une partie des événements via cet échange !
"Il n’y a de véritable courage que survivre, lutter contre la pulsion de mort, ne céder ni au désespoir qui conduit au suicide, ni à l’égoïsme qui conduit à la trahison des autres."
L’auteur a une maturité littéraire énorme et une maitrise de l’écriture qui laisse sans voix. Parfois, pourtant, s’en vient une légère sensation de "trop" de maîtrise. La plume est très classique, hyper maitrisée et (il faut bien lui chercher des poux dans la tonsure), manque un peu de folie, à mon goût.
Mon dernier coup de cœur-surprise pour un si jeune auteur date d’il y a 5 ans. Je découvrais "L’hibiscus pourpre" de Chimamanda Ngozie Adichie. Je viens de prendre le même genre de gifle. Je ne le fais que très rarement mais je vais acheter tous les livres écrits par cet auteur. Dès qu’il en aura écrit de nouveau bien sûr. Je ne sais pas si mon cœur saura supporter l’attente.
Un auteur, déjà, incontournable.
« Idrissa pensa qu’il était au fond inutile de parler, mais il savait que cette pensée était peut-être la plus grande victoire de la Fraternité : arriver à faire croire aux gens que parler était inutile, et qu’elle pouvait parler à leur place, mieux exprimer leur pensée, dans son propre langage. Et en les dispensant de parler, elle les dispensait aussi de penser. Tout régime autoritaire grandit ainsi : parce qu’il réussit à faire illusion de l’inutilité de la communication, de la paresse devant le langage, une vertu individuelle et collective. ce n’est pas simplement d’une extinction de parole et du langage qu’il s’agit : de façon plus insidieuse, la propagande parvient et c’est autrement plus subtil, difficile, dangereux à faire croire à ceux à qui elle s’adresse que cette extinction de leur voix est une heureuse nécessité. Ces derniers se taisent parce qu’ils ne jugent plus nécessaire de parler, tant tout leur parait évident et clair. »
« Terre ceinte »
Mohamed Mbougar Sarr
Éditions Présence Africaine