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Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015, 889 p., Index, 29 €.
La vie de Louis Aragon est comme un roman. On dirait du Balzac. Aragon lui-même y taillera des chapitres pour ses romans. D'où naîtront des difficultés majeures pour le biographe : que lui faut-il croire de ce qu'écrit Aragon, lui qui s'est voulu spécialiste du "mentir-vrai", cet art romanesque où se mêlent la vie vécue à la fiction ?
L'auteur de cette biographie est romancier, Professeur de littérature et journaliste littéraire. Soucieux d'exhaustivité, il explore la vie et l'œuvre d'Aragon avec prudence, suspendant ses jugements et s'en tenant aux faits quand on les connaît, au doute quand il ne sait pas ; son travail est servi par un documentation impressionnante. Attitude salutaire et agréable au lecteur, ainsi respecté. Car, par exemple, que savons-nous de ce que savait / croyait savoir Aragon du stalinisme, que savons-nous de ses vies amoureuses ? Que croyait-il lui-même de sa famille, comment l'a-t-il vécue, cette famille impensable ? Que savons-nous du couple Louis Aragon / Elsa Kazan ? Entreprise redoutable que de raconter Aragon : heureusement le biographe ne tente pas, au nom d'une thèse quelconque, de concilier, en une vue unique et artificielle, les différents moments d'une vie, ses constantes contradictions, en proie au "vertige du moderne".
Louis Aragon au cours de sa longue vie (1897-1982) a beaucoup changé de fidélités. Surréaliste, intime d'André Breton, proche quelque temps de Dada, il fut sans cesse révolté. Il y a du Guy Debord chez le jeune Aragon, célébrant les déambulations dans Paris, pestant contre "l'idole du travail", insultant le bourgeois et les puissances du moment, y compris "Moscou la gâteuse". Communiste, par calcul peut-être, mais fidèle jusqu'à la fin ; son image sert le parti... dont il avale et fait avaler les couleuvres staliniennes mais soutient et aide Rostropovitch.
Résistant par la plume resté en France alors que beaucoup d'intellectuels se sont réfugiés aux Etats-Unis. Ce pacifiste fut mobilisé dans les deux guerres dont il revint glorieusement décoré. Médecin au front, il y a fréquenté de tout près l'horreur, la douleur, les souffrances.
Poète de l'amour, amour courtois, Louis Aragon, féministe, déclare prendre le "parti des midinettes". Ses modèles féminins empruntent à la fois au personnage d'Aliénor d'Aquitaine et à celui de Clara Zetkin, communiste allemande.
Germaniste, germanophile, il doit participer à l'occupation de l'Allemagne. Polyglotte, il traduit, à l'occasion, de l'allemand, de l'anglais, du russe, de l'espagnol : Bertold Brecht, Lewis Carrol, Maïakowski, Rafael Alberti. Il se veut d'abord du parti des poètes, des troubadours à Hölderlin.
Professionnellement, Louis Aragon fut d'abord un homme de presse. C'est avec la presse qu'il gagnera sa vie, qu'il accumulera du pouvoir, du capital social.
Toute sa vie, il fut journaliste, directeur de journaux et de revues. De la presse quotidienne, Ce Soir (1937-1939), à la presse littéraire, les Lettres françaises (1941-1972). Il écrit dans L'Humanité où il couvre les faits divers, des grêves, des accidents avant de donner des éditos politiques. Louis Aragon ne crachera jamais dans la soupe et il revendiquera cette dure école : « La plupart des écrivains considèrent le journalisme comme un obstacle à leur art, ses obligations comme desséchantes pour leur génie. Moi, je dois tout à ce stage aux travaux forcés. À la pauvreté d'alors. À l'absence de complaisance des gens. A leur cruauté même. Merci. ». André Breton, au contraire, dénonçait le journalisme mais s'abonnait quand même à l'Argus pour collecter les coupures de presse le concernant.
Tout au long du livre, l'auteur effectue une description peu ragoûtante du champ littéraire français, description que Paul Nizan n'aurait par reniée. La littérature aussi a ses chiens de garde : mesquineries, méchancetés, jalousies... "Hypocrisie" est reine. Louis Aragon, du cœur de ce champ littéraire, anticipe dans Clarté, dès 1926, en observateur lucide, la formation d'un "prolétariat de l'esprit" et "l'inféodation de l'esprit au capital".
L'auteur n'a donc pas de thèse à défendre, il raconte, sans prendre parti, sans donner de leçon.
Désormais ouvrage de référence, son gros livre suscitera diverses lectures : lectures de sociologues et d'historiens de la littérature et des médias, lecture de science politique, mais aussi tout simplement, lecture d'un vaste roman à la manière des œuvres d'Aragon. On peut le lire comme un feuilleton, épisode après épisode, ou dans le désordre, comme un manuel universitaire, comme une anthologie... Toujours avec profit, toujours avec plaisir.