Au début de l'année, lorsque je présentais le service de scoring Sesame Credit que venait tout juste de lancer Alibaba, je n'imaginais pas à quel point mes inquiétudes d'alors seraient justifiées… Il semblerait en effet que le concept ait inspiré la mise en place d'un véritable instrument de surveillance de masse par le gouvernement chinois…
Le lien entre l'initiative du géant du web et les autorités paraît encore flou mais les dérives de son système sont déjà apparentes. Car son utilisation dépasse le cadre conventionnel de ce genre d'outils, en principe destiné à évaluer la capacité de remboursement d'un candidat au crédit. Certes, le fait d'atteindre un score de 600 permet d'obtenir un prêt immédiat et sans formalités de l'équivalent de 800 dollars. Acceptable aussi (peut-être ?), la possibilité de louer une voiture sans dépôt de garantie (à 650).
En revanche, que penser de l'offre de processus accéléré lors d'une demande de visa pour Singapour (score de 700) ou pour l'espace Schengen (750) ? Et du projet de réserver certains emplois « sensibles » aux détenteurs de notes élevées ? Et si vous imaginez que les consommateurs se rebellent, détrompez-vous : le service (gratuit) est en train de devenir un moyen de valoriser son statut social, à l'image des près de 100 000 utilisateurs ayant publié leur score sur Weibo, un équivalent chinois de Twitter.
Autre source de préoccupation, ces usages de Sesame Credit ne peuvent se développer que parce que les critères de mesure adoptés sont eux-mêmes fortement teintés de choix politiques. Achetez des produits pour bébé, votre score monte, dépensez votre argent en jeux vidéo, il baisse, publiez des informations sans autorisation, il s'effondre… Pire, les préférences de vos relations ayant une influence sur votre évaluation, vous êtes incités à ne plus fréquenter ceux qui ont des comportements « déviants » (une liste de presque un million d'entre eux est disponible en ligne).
Dernier rempart de protection contre cette intrusion dans la vie privée des consommateurs, l'utilisation du service d'Alibaba est – évidemment – optionnelle. Du moins pour l'instant. Malheureusement, à l'échéance de 2020, ce système, ou un équivalent, sera devenu incontournable, puisque le gouvernement l'imposera à chaque citoyen, toujours sous prétexte de faciliter l'accès au crédit mais couvrant, en réalité et très ouvertement, un agenda politique sans la moindre ambiguïté…
Nous pouvons probablement nous réjouir de ne pas être chinois face à une telle menace pour la vie privée (dont les détails sont tout de même à prendre avec précaution) mais un représentant de l'ACLU (organisation américaine pour les libertés civiles) souligne le risque que les mêmes réflexes saisissent aussi nos gouvernements « démocratiques », peut-être plus discrètement, d'ailleurs. La tentation d'exploiter les données disponibles – pour une multitude de bonnes raisons – est tellement irrésistible pour tant d'acteurs…