Avec l’héroïque armée serbe
(De notre envoyé spécial.)
Salonique,
2 novembre.
(Arrivée le 4 à Paris.)
Depuis vingt jours, les larmes aux yeux, au centre du
gouvernement, au grand quartier général, sur le front allemand, sur le front
bulgare, sur le front albanais – car il y a aussi un front albanais – dans les
vallées, dans les montagnes, j’ai assisté aux soubresauts de la résistance
héroïque de la Serbie.
Cela a débuté par des drapeaux, des banderoles et des
lampions dans les rues de Nisch. On attendait les Français, il fallait les
fêter ; les drapeaux, les banderoles, les lampions se sont balancés sur
les portes.
Donc, il y a vingt jours, les Bulgares venaient de couper la
ligne de chemin de fer à Vranja. J’étais à Nisch, à la présidence du Conseil,
attendant ma permission pour filer sur le front de l’attaque allemande.
Je passai chez le ministre-adjoint des Affaires étrangères,
M. Jovanovitch, il me dit, me tendant une lettre : « Voilà,
monsieur, avec cela vous pourrez aller voir comment la Serbie va mourir. »
Le lendemain, j’étais à Kragoujevatz, au grand quartier
général. Le vieux voïvode Putnik est toujours sur son lit où la toux le secoue.
Je vois le chef d’état-major, le colonel Pajlovitch. Une hésitation est dans
ses yeux au moment où il donne l’ordre de faciliter ma mission. Il est celui
qui ignore le moins que la Serbie va mourir, et c’est vers ce spectacle qu’il
me dirige. Je sais qu’il a dit plus tard : « Pour un pays, quelle
douleur que de montrer à des yeux étrangers son dernier soupir ! »
Oui, colonel, mais pour un pays quel honneur que de ne pas
craindre de pouvoir le faire !
Avec les soldats
serbes
Le soir même, à minuit, je quitte Kragoujevatz. Je dois être
le matin, à dix heures, à Palanka. Le train ne va pas plus loin. Là, une auto
de la division de Choumania m’attendra pour me conduire, suivant les ordres
donnés, aux côtés du dernier soldat serbe défendant sa patrie.
L’auto m’attendait. Je pars sans arrêt. Je fais
10 kilomètres et je tombe en pleine retraite : 400 chars à bœufs
traînant tout le matériel de la division descendent dans les boues de la
Morava ; troupeaux de moutons, troupeaux de cochons de lait, poules, coqs,
canards, sont poussés par les bras et les cris des paysannes suivant les
hôpitaux de campagne qui s’avancent avec, en tête, une dame anglaise à cheval.
Aux canons traînés par quatre bœufs, à l’Intendance traînée par un seul – les
chars de l’Intendance devraient avoir deux bœufs – ils possèdent le brancard du
milieu, mais les Serbes n’ont même plus de bœufs.
Tout cela qui pourrait s’enchevêtrer se déroule sans
panique, et échappe à l’Allemand dont on entend l’effroyable voix.
Nous arrivons à la fin du déchirant cortège, un officier sur
son cheval fait de grands signes devant notre auto : — Retournez,
nous crie-t-il, les patrouilles de uhlans sont à 5 kilomètres.
Nous devons aller aux côtés du dernier soldat serbe
défendant sa patrie.
Le chauffeur se presse, nous rentrons dans un bois. Sa
traversée prend un quart d’heure.
La dernière position
À la rencontre d’une route, un capitaine serbe m’attend.
L’auto s’arrête. Il me dit : — C’est vous, monsieur ?
On se comprend sans plus de mots. Je descends. Le capitaine
reprend : — Le colonel Terzitch, commandant la division, m’a chargé
de vous conduire à notre position dernière, c’est à cinq minutes depuis midi.
— Pourquoi depuis midi ?
— Parce que nous venons de prendre deux collines il y a
une heure.
Nous marchons l’un à côté de l’autre sans nous parler. Puis
nous débouchons sur un plateau.
— C’est notre dernière position, monsieur. Nous sommes
sur le plateau d’Ossietz, les deux autres que vous voyez là, à 100 mètres,
sont les plateaux de Vaboratz et de Michalovatz, qui viennent de nous être
pris.
Je ne vois aucun soldat.
— Où est votre ligne ? demandai-je.
— Elle va venir, me répond l’officier, et je vois
déboucher d’un petit bois, un par un, dans un silence, avec un sang-froid, avec
une dignité à vous mouiller les yeux, les 150 hommes que sur ce grand
terrain les Serbes ont à opposer à la Germanie.
— En se retirant, il y a une heure, du plateau de
Vaboratz, reprend le capitaine, ces 150 hommes, pour ne pas être repérés
de suite, se sont enfouis dans ce bois, ils reviennent maintenant faire face à
l’ennemi.
Le lieutenant qui commande fait quelques pas dans un champ
de maïs, et de là, crie un ordre.
Les 150 hommes se couchent à la lisière du champ. Pas
un ne dit un mot, pas un ne regarde de côté, froidement ils épaulent le fusil.
La guerre
d’artillerie
— Regardez, monsieur, ne prenez pas votre jumelle, ce
n’est pas la peine : voici les monts de Hongrie. Derrière ce col, c’est le
village de Verschatte où se trouve, en avant, Mackensen. Un peu plus loin,
voyez-vous cette ligne bleue ? c’est le Danube. Voilà 16 jours
qu’avec leurs 77, leurs 120, leurs 150, leurs 220 et le reste, les Allemands
s’efforcent de tirer sur ce front. Ils n’ont cependant jamais trouvé, sur une
ligne aussi grande que celle-ci, plus d’hommes que ces 150 braves qui sont
devant mes yeux ; voilà seize jours, et ils n’ont pas encore pu empêcher
les Serbes, quand ils lèvent la tête, de voir la ligne bleue de leur Danube.
» Regardez encore ce plateau, monsieur, il y a deux
jours, il était autrement, il a tellement reçu d’obus qu’il a changé de forme.
» Et là, en bas de Vaboratz, cette fois prenez votre
jumelle, regardez ce petit grouillement. – Je vois. – Ce sont les Allemands qui
avancent, ils doivent être 200. » Comme c’est peu de chose
200 Allemands dans une vallée ! C’est pourtant la tête de l’invasion
qui apparaît.
Entre le plateau de Vaboratz et celui d’Ossietz, où nous
sommes, les obus pleuvent à grande pluie. C’est uniquement une guerre
d’artillerie que fait Mackensen. Ses soldats avancent devant un rideau de fer.
Entre la journée précédente et dans celle-ci, je le saurai
tout à l’heure à la division, il y eut autour d’ici 1 200 blessés
serbes, dont pas un par un coup de fusil, tous par des shrapnells.
Et je regarde ces 150 hommes qui n’ont pas bougé depuis
trente minutes, qui voient s’approcher d’eux le rideau de fer et qui n’ont pour
le percer que leur fusil. Je me trompe, ils ont aussi l’orgueil de leur
héroïsme, ils méprisent les Allemands, ces gens qui, pour se battre, ont besoin
d’un rempart.
Gare aux Souabes
Nous redescendons vers notre auto, nous n’avions pas roulé
cinq minutes, que deux sentinelles serbes, comme auparavant l’officier, font de
grands signes devant notre voiture.
Nous nous arrêtons, elles nous crient, nous montrant quelque
chose à 300 mètres : les Souabes ! les Souabes ! Nous, nous
disons : les Boches ! Les Serbes disent : les Souabes !
Les Allemands venaient de couper la route où nous venions de
passer. Nous regardons à la jumelle, il y avait bien des pointes sur les
casques.
S’il n’est pas encore coupé, il y a un autre chemin, dit le
capitaine, nous retournons la voiture, nous repassons le plateau d’Ossietz. Le
rideau de fer n’était plus qu’à 100 mètres des 150.
Le lieutenant qui les commande toujours dans ses maïs,
crie : nouvelle position dans le bois ! Avec la même dignité, les 150
se dressent et vont s’installer 50 mètres plus loin.
L’autre chemin n’était pas coupé, par un détour nous
rejoignons la première route à la place de la retraite. C’est maintenant un par
un, au hasard, sans soutien, les blessés qui se traînent. Les blessés aux
jambes écrasées, aux bras mutilés, aux chairs labourées par les éclats, c’est
terrible, ce n’est pas terrifiant.
Mais les mutilés de la face, ceux qui, comme celui-ci,
étendu sur le bord du chemin, n’ont plus de la tête que la forme, ceux qui
vivent encore et qui viennent de perdre leur figure.
Au quartier général
d’Azania
À la nuit nous atteignons le quartier général de la
division ; il est au village d’Azania. À neuf heures, dans la salle de
l’école, sur les pupitres des élèves, nous mangeons quelque chose. Le colonel
Terzitch ne parle pas, d’abord personne ne parle. Il me dit : « Une
fois, vous avez pu vous rendre compte de ce que nous faisons, monsieur, je ne
sais pas ce que vous en pensez, nous faisons pour le mieux. »
Je lui répondis simplement : « Oui mon
colonel. » Les larmes prêtes à descendre dans ma voix ont dû lui faire
comprendre pourquoi je n’en disais pas davantage.
Il me dit, une autre fois : « La division que je
commande, la division de Choumodia, la plus illustre de Serbie, n’a jamais
reculé depuis quatre ans, mais nous sommes un petit peuple, monsieur, les hommes
tombent, nous diminuons. — Oui mon colonel. »
On lui apprta trois documents à lire, c’est là qu’il
dit : « 1 200 blessés en deux jours, rien que par des obus.
Nous, nous n’avons que de la chair ; eux, ont de l’acier, ce n’est pas de
notre faute. »
Partout, dans les trois quartiers généraux que j’ai vus, au
gouvernement, comme pour s’excuser de n’être que 4 millions contre 70,
partout, j’ai entendu dire : « Ce n’est pas notre faute ! c’est
la guerre sans larmes, c’est la guerre sans reproche. » Ils meurent, ils
ne cherchent pas à voir s’ils auraient pu être sauvés, ils se contentent de
faire savoir qu’il n’y a pas de leur faute.
Un officier me confie qu’avant le matin le quartier général
sera forcé de chercher une autre position. L’ennemi avance, il est près
d’Azania, ce n’est pas la peine de se coucher. Nous partons à une heure de la
nuit.
Nous n’allons pas loin en voiture. La boue prend les roues
jusqu’au milieu ; nous irons à pied à Palanka.
Si la pluie continue, les Allemands ne pourront pas avancer
leurs canons, qui sont encore derrière le Danube. Si la pluie continue, ils
seront forcés de se battre homme contre homme.
Avec leurs obus, ils ont fait 10 kilomètres en seize
jours, avec leurs fusils, au fait voici ce qu’ils ont fait avec leurs fusils.
J’ai quitté Palanka le 20 octobre à midi, ils en
étaient à 4 kilomètres, ils n’y sont entrés qu’avant-hier.
4 kilomètres en 11 jours !
La Serbie est à bout, mais elle est dure.
Le Petit Journal, 5 novembre 1915
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