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Du Coq à l'âme

Publié le 07 février 2008 par Maitrechronique
Avant toute chose, j’aimerais vous soumettre un petit problème d’arithmétique : considérant que ce que l’on appelle désormais le Grand Nancy constitue un ensemble peuplé d’un peu plus de 260 000 habitants et supposant que le décile le plus économiquement aisé est en capacité de dépenser la somme raisonnable de 12 € pour assister à un double concert de jazz en périphérie immédiate du centre ville – on est à vingt minutes à pied de la Place Stanislas – il est facile de calculer qu’aucun obstacle financier ne saurait s’opposer à ce que ces 26 000 personnes s’extraient de leur quotidien pour rallier une fort sympathique et néanmoins petite salle de spectacle (la MJC Pichon en l’occurrence) dont la jauge avoisine les 100 places. On peut donc même imaginer sans risquer de se tromper que, alléché par une affiche singulière et particulièrement attrayante, ce public se voit très vite repoussé hors des murs pour cause de « guichets fermés ».
On suppose très mal en réalité…
Parce qu’une fois décomptés les quelques indécrottables amis de cette musique, auxquels on n’aura pas oublié d’ajouter deux ou trois musiciens habitués des lieux ainsi que quatre hauts-normands venus là dans le seul but de ne pas manquer ce moment particulier après un voyage de 500 kilomètres, il faut se rendre à l’évidence : le spectateur curieux est une denrée rare, son espèce en voie de disparition peut se résumer à une poignée d’individus plus proches de la soixantaine que de l’adolescence, qui doit forcément compenser son petit nombre par une propension à applaudir un peu plus énergiquement que ne le souhaiteraient ses paumes vieillissantes. Soyons optimistes, cette drôle de faune se comptait non sur les doigts de la main mais sur ceux des mains et des pieds réunis. En d’autres termes, c’est moins d’un individu sur mille parmi les 10 % les plus favorisés d’une agglomération qu’on nous présente comme dynamique qui aura fait le déplacement pour écouter la musique intimiste et inspirée du Blowing Trio de Laurent Coq avant que ce dernier ne laisse la place au séduisant projet « jazz et pizzica » du pianiste Nico Morelli entouré de ses complices transalpins.
Où sont donc passés les jeunes ? Est-il si inconcevable pour eux d’envisager d’autres formes de sorties que celles où, sous la pression économique des vendeurs d’alcool, l’on s’abrutit mollement au son d’une prétendue musique mécaniquement fabriquée en des studios dédiés à la production industrielle qui envahit les ondes et fait le quotidien des radios les plus conservatrices dont ces jeunes sont la cible marketing ?
Où sont les autres ? Confinés dans leurs foyers ? Avachis devant les stupidités de la chaine télévisée populaire ? En train de faire la queue au cinéma en attendant de voir le dernier et pitoyable épisode des aventures de notre Gaulois préféré ?
Pourquoi cette absence ? Est-ce que je suis en train de devenir un vieux con ? Dois-je vraiment m’étonner que le conformisme consumériste ait provoqué de sévères dégâts au point que la jeune génération me paraît bien peu exigeante et peu curieuse de ce qui lui est étranger ? Je suis peut-être victime de ma toute fraîche cinquantaine, qui voile de temps à autre mon quotidien d’un épais nuage où se mêlent nostalgie et angoisse devant le temps qui fuit entre mes doigts.
Ce concert, finalement, était peut-être aussi victime de lui-même, en raison d'une campagne d'affichage bien maigrichonne... Quelques affichettes ici ou là, un peu au hasard des vitrines locales? C'est là ma version optimiste.
Il faut avancer pourtant, et continuer à soutenir ceux qui ne baissent pas les bras. Hier encore, j’étais attablé juste à côté de deux musiciens lorrains. Nous avons pris le temps de bavarder, de constater le peu de place laissée à la musique vivante pour tous les artistes qui veulent tracer leur chemin. Notre conversation s'est vite orientée vers la nécessité pour eux de s'entraider. J’ai acheté au premier son nouveau disque, sur lequel joue le second. Ils ont écrit « merci » lorsqu’ils me l’ont dédicacé. Etrange retournement des choses où celui qui offre est aussi celui qui remercie alors que si quelqu’un se sent redevable vis-à-vis d’eux, c’est bien moi ! Ou vous, probablement. Ici, la solution la plus efficace pour leur venir en aide est de vous proposer un petit moment de leur musique et de vous inciter à acheter ce disque sincère et chaleureux. Alors voilà, prenez quelques minutes pour écouter le Quartet du saxophoniste Damien Prud'Homme, avec Sergio Gruz (piano), Gautier Laurent (contrebasse) et Christian Mariotto (batterie). Le disque s'appelle "Reflets", il est disponible sur le label Cristal Records et l'extrait choisi s'intitule "Laments Chak"... et surtout, allez les encourager sur scène, car c'est bien là que tout se joue.
La belle musique du Blowing Trio de Laurent Coq
Photos Laurent Coq Blowing Trio : Maître Chronique
Il y a quelques mois déjà, en octobre 2007, j'avais pu apprécier le talent de Laurent Coq, qui jouait à merveille le rôle d'enlumineur de la musique de Sophie Alour invitée dans le cadre du dernier Nancy Jazz Pulsations. Il officiait au Fender Rhodes et distillait sans la moindre faute de goût un climat électrique qui venait sublimer la texture sonore presque fragile de cette jeune saxophoniste (dont je vous recommande une fois encore le très beau "Uncaged"). C'est dans une formule radicalement différente et très originale - piano, saxophone alto (Olivier Zanot) et saxophone ténor (David El Malek) - que le musicien se produisait pour nous proposer son univers intimiste et presque recueilli où se mêlent les influences de la musique du début du XXe siècle (Gabriel Fauré et son "Clair de Lune" étaient au programme) mais aussi celles de compositeurs plus contemporains (les arrangements sur le final de "The world belongs to those who dare" ne sont pas sans évoquer Steve Reich et l'une de ses oeuvres majeures, "Music for 18 musicians"). La question de savoir s'il s'agit ou non de jazz n'est finalement que très secondaire, l'essentiel étant de savourer les subtils entrelacs créés par les deux saxophones autour de la trame pianistique et d'en apprécier la démarche de fusion. Une fusion qui n'est ni géographique ni même ethnique (on n'est pas là dans un contexte de world music) mais plutôt historique, Laurent Coq ayant le talent particulier de capitaliser sa propre culture musicale pour fonder un nouvel espace sonore détaché des modes du moment et qui opte délibérément pour une posture classicisante. Au détour d'une petite conversation que nous eûmes après ce concert, nous sommes tombés d'accord sur l'idée d'un "jazz de chambre" qui cadre bien avec le projet du pianiste. Durant un peu plus d'une heure et quart, Laurent Coq et ses compagnons (formidable David El Malek, tout en retenue virtuose) ont largement puisé dans le répertoire du dernier opus de ce beau trio, "The Thing To Share", qui aura été pour moi l'an passé une magnifique découverte et qui reste l'un des disques que j'écoute le plus souvent depuis près d'un an : "257 Church St", "Laurent's Mood", "David's Mood", "Olivier's Mood" ou le très beau "Seaweed's Dance" que je vous propose d'écouter avant que vous ne vous précipitiez pour l'acheter.
Le Blowing Trio, à découvrir pour son incroyable capacité à suspendre sa musique au-dessus de nos têtes sans que jamais votre attention ne retombe et pour son beau pouvoir d'évocation.
Nico Morelli : Jazz & Pizzica ou l'âme des Pouilles
Photos Nico Morelli Jazz & Pizzica Project : Daniel Eugé
Belle surprise, telle belle surprise même que celle réservée par Nico Morelli, cet élégant pianiste italien dont les compagnons de scène forment un ensemble à double détente ou plutôt reconstituent un organisme étonnamment vivant. Il y a d’abord le poumon, celui constitué par un trio de jazz de facture traditionnelle (Bruno Ziarelli à la batterie et Stéphane Kerecki à la contrebasse) qui a d'emblée insufflé au début de ce concert de bien beaux accents « Monkiens », puis le cœur, celui que font battre Mathias Duplessy (voix, guitare, flûte, berimbao) et Tonio Cavallo (voix, tambourin, mandoline, organetto) pour créer une détonante fusion – décidément, cette soirée était placée sous le signe de la fusion – entre jazz et pizzica (attention, mesdames et messieurs, veuillez prononcer [‘pitsica] sans oublier l’accent tonique sur la première syllabe).
Késako la pizzica ? Pour faire simple et court, nous dirons qu’il s’agit d’une musique ancestrale et traditionnelle du sud de l’Italie, plus exactement de la région des Pouilles et qu’elle appartient à son patrimoine historique. Musique populaire par essence, rythmée au son du tambourin qui en est l’instrument fétiche avec la voix, elle peut entraîner ceux qui la jouent vers une véritable transe, surtout lorsque, jouée des heures durant, elle exorcise les peurs et les superstitions et prétend guérir les plaies de la morsure de la tarentule, cette araignée mythique qui plongeait sa victime dans un profond état de léthargie avant la mort. Tarentule, tarentelle… Deux mots appartenant à la même famille et l’on aura compris, sans l’avoir jamais écoutée, à quoi peut bien ressembler cette drôle de musique.
Alors réunir jazz et pizzica, c’est assembler deux univers a priori fort différents mais qui, pourtant, se rejoignent parfaitement en ce sens que tous deux, finalement, sont nés d’une certaine forme de souffrance ouvrière et puisent leur inspiration à la même source, celle des « gens de peu » et sont, intrinsèquement, de fibre populaire.
Inutile de dire que l’énergie était bien au rendez-vous : la rythmique, sans faille, a su assurer un tempo inflexible et débordant d’énergie pour mieux porter les « extravagances » des deux artificiers que sont Mathias Duplessy (voix extraordinaire, jusqu’à des instants évoquant le xoomei, le chant diphonique de gorge originaire de Mongolie). Quant à Tonio Cavallo, la plupart du temps armé de son tambourin traditionnel et malgré une grippe qui, c’est évident, l’affaiblissait beaucoup, il est à lui seul l’âme de cette pizzica et nous donne envie de prendre la route avant d’en rallier le berceau au plus vite !
Les cinq musiciens ont, pour l’essentiel, interprété le répertoire de « Un[Folk]ettable » - appréciez le jeu de mots – un disque tonique qu’il s’agit bien évidemment de découvrir dans les meilleurs délais.
Quant à moi, je me réjouis de vous parler à nouveau très vite de musique vivante, dont je vais m'abreuver demain avec un toujours prometteur concert du Strada Quartet d'Henri Texier.
En écoute : "Tarentelle", extrait de "Un[Folk]ettable".

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