Jamais trottoir pour bien faire

Publié le 14 avril 2008 par Maitrechronique
Tout a commencé voici quelques semaines… Madame Maître Chronique, jamais à court d’une initiative astucieuse et armée de son légendaire bon sens, fut traversée par l’idée – qui, on le verra, se révélera saugrenue et source d’un déferlement épistolaire – de profiter de la présence de quelques drôles d’individus casqués et fort bruyants à force de défoncer notre rue au prétexte fallacieux de je ne sais plus quelle rénovation des conduites de gaz du quartier, pour leur demander un petit service.
N’écoutant que son courage – combien d’explosions ici où là n’ont-elles pas endeuillé les villes plus reculées lorsque, tous marteaux piqueurs dehors, nos combattants des assainissements ont perforé un tout petit peu plus loin que prévu – elle s’en fut trouver nonchalamment le chef de chantier, pour lui soumettre sa requête : «Puisque, cher monsieur, vous avez tout retourné ici au point qu’on ne sait même plus si nous allons pouvoir rentrer chez nous, auriez-vous l’extrême obligeance de considérer l’éventualité d’une légère retouche à apporter à notre bordure de trottoir ?». Excellente idée au demeurant, motivée par le souci d’une économie d’échelle marquant une citoyenneté au-dessus de tout soupçon et formulée avec toutes les politesses d’usage. Pour faire plus court, sachez, pour votre gouverne, que Madame Maître Chronique demandait à l’entreprise de travaux publics présente s’il était envisageable d’imaginer un léger rabaissement de ce qu’en termes triviaux on appelle notre «bateau». Parce que – une certaine Fraise s’en souvient parfaitement – l’accès au garage de la Maison Rose était depuis longtemps source de manœuvres complexes et pas toujours dénuée de risques pour certaines carrosseries qui s’en souviennent encore.
C’est là que les choses se sont compliquées et qu’une drôle de mécanique s’est enclenchée, impliquant dans notre affaire jusqu’aux plus éminents représentants de notre cité…
Il a d’abord fallu admirer la perplexité du chef de chantier, pas en mesure de répondre lui-même favorablement à cette redoutable demande sans avoir au préalable consulté un éminent spécialiste de la voirie urbaine. Cet expert fit dès le lendemain un rapide déplacement pour considérer notre cas et, enfin, admettre le bien fondé d’un petit aménagement. Ouf !
Aussitôt dit, aussitôt fait, la bordure du trottoir fut rabaissée selon les normes en vigueur et la pente corrigée en conséquence. Merci, merci, nous sommes vos obligés, enfin nous allons pouvoir circuler sans difficulté.
Tu parles… Tellement bien fait le boulot qu’à peine franchie cette satanée bordure, le museau de notre Navette Spatiale émettait un drôle de bruit. Ben on dirait que ça frotte là-dessous, allez, vas-y, avance encore un peu… Et hop, c’est fait, je suis dans le garage mais à quel prix ! Encore pire qu’avant ! Maintenant, si ça continue, je vais fabriquer du plastique râpé avec ma voiture. Bravo les mecs, joli travail. Je ne vous félicite pas…
J’ai d’abord demandé par téléphone la visite d’un autre représentant de la voirie, qui s’est empressé de reconnaître, en présence d’un collègue venu le soutenir dans le difficile exercice du diagnostic, que le travail avait été effectivement bâclé, ici un creux, là une grosse bosse et que, bien entendu, il fallait envisager une réparation de la réparation. Mais bon, sans l’accord du chef, vous comprenez, m’sieur… OK, qu’il vienne le chef, même que c’est celui qui avait donné son feu vert quelque temps auparavant. Il est venu le type, avec un représentant de l’entreprise suspectée d’avoir manqué son coup : «Ouais, ben, euh… Non, moi je trouve que c’est bien refait ce trottoir, essayez un peu avec votre voiture pour voir». Et v’lan, encore un coup de râpe pour que môsssieu se rende compte par lui-même, voilà ma voiture qui perd encore quelques copeaux de plastique. «Ouais, c’est sûr, faudrait trois centimètres en moins mais bon… vous comprenez, c’est la faute aux architectes, hein, z’ont fait les garages trop haut quand la maison a été construite. Et pis la rue, y a 100 ans, elle était déjà en pente, hein, alors, on va voir ce qu’on peut faire mais bon, c’est vous qu’avez voulu qu’on vous fasse des travaux après tout, fallait réfléchir». Ben c’est sûr, c’est même moi qui ai construit la maison, trois ans avant ma naissance et je me demande si dans une autre vie, c’est pas moi qui aurait dessiné le quartier. Tu me prendrais pas un peu pour un con ?
Celui-là, il m’a bien énervé ! Ni une ni deux, j’ai envoyé un petit mot au député, sur son site Internet (non non, n’insistez pas, je ne vous donnerai pas l’adresse). Faut dire que le député, je le connais personnellement, on se tutoie et même qu’il fait la bise à Madame Maître Chronique. C’est pas que j’attende grand chose de lui, mais comme la dite Madame Maître Chronique me le fit remarquer malicieusement, nous étions en période de campagne pour cause d’élections municipales, alors pourquoi ne pas tenter sa chance. Oui, c’est vrai ça, un petit service contre ma voix (rêve pas trop tout de même parce que je n’ai pas oublié que ton parti soutient un tout petit peu l’autre, là, le soi-disant Président… et ça, c’est rédhibitoire chez moi, dommage), ça peut toujours marcher.
A partir de ce message, nous sommes passés directement dans la quatrième dimension et l’automne est arrivé brutalement, les feuilles se sont mises à tomber d’un seul coup. Mais dans ma boîte aux lettres.
Tiens, la première, signée de mon député, est arrivée le 12 février : «Monsieur (avec Cher rajouté devant à la main, c’est rigolo, ça fait : Cher Monsieur), vous avez appelé mon attention sur les difficultés d’accès à votre garage suite aux travaux réalisés dans votre rue. Attentif bla bla bla bla bla… je suis intervenu auprès de monsieur le Maire afin de lui demander de bien vouloir faire apporter à la situation.» Faire apporter quoi ? J’en sais rien, c’est écrit comme ça, j’imagine que, peut-être, il s’agissait d’une solution mais on notera la perversité du politique : ce bestiau, ça dit sans dire, ça suggère sans affirmer, ça vous confit dans l’espoir tout en se laissant une porte de sortie au cas où. Sont malins, ces professionnels de la promesse récurrente. Bon, pour finir, il a rajouté à la main, une fois encore, que ses sentiments n’étaient pas seulement les meilleurs mais qu’en plus, ils étaient dévoués. J’ai même eu droit à la copie du courrier envoyé au Maire ainsi qu’un autre adressé à une certaine Béa manuscrite qui elle, en outre, reçoit des bises à l’encre. La veinarde ! On me mêle à l’intimité de ces braves gens, c’est bien gentil mais c’est pas ça qui va réparer mon trottoir et empêcher ma navette de terminer en lambeaux…
Le 20 février, re-belote ! Voilà l’adjointe déléguée (à quoi, j’en sais rien, c’est pas précisé) qui m’écrit une lettre pour me dire que le député lui a bien fait part de mes préoccupations et qu’il lui est agréable, je la cite, «de me faire savoir qu’elle a transmis ma requête pour instruction à la Direction du Pôle Technique de Gestion du Patrimoine qui s’attachera à apporter une réponse argumentée à ma demande dans les meilleurs délais». Ouf, c’est un peu long mais c’est comme ça qu’elle me cause l’adjointe. On dirait que ça ne rigole pas souvent chez elle. Le Pôle Technique de Gestion du Patrimoine ! Pour mon trottoir ! Hé les gars, c’est quand même pas une rue classée, hein, c’est pas parce que Maître Chronique y habite qu’il faut en rajouter dans la flatterie. Moi, je veux même pas une «réponse argumentée», je veux juste qu’on rabote mon petit trottoir de trois centimètres, comme me l’a expliqué mon expert en rues centenaires. Rien de plus, rien de moins, et on arrête un peu avec cette correspondance épuisante.
Silence… Jusqu’au 4 mars, date de réception d’un nouveau courrier, envoyé par un autre adjoint délégué (mais qui, lui non plus, ne veut pas se mouiller et ne me dit pas à quoi il est délégué, le cachotier) et là, franchement, c’est du grand art. Langage chantourné émaillé de quelques conseils pratiques et désintéressés, à moi destinés, moi le pauvre automobiliste un peu crétin que je dois certainement être… Je vous fais profiter ? Oui, je vois bien que vous n’attendez que ça…
«Etant très soucieux de la qualité de vie de mes concitoyens, j’ai examiné votre requête avec une particulière attention.
Il ressort de cette étude que la topologie du site, avec ses pentes en profil et en travers, a rendu difficile l’abaissement du trottoir.
Cependant ces travaux, qui ne vous ont pas été facturés grâce à la concomitance d’un autre chantier, seront complétés au début du mois de mars par un rabotage du trottoir.
Cette opération devrait sensiblement améliorer la situation. Toutefois, il vous appartiendra de rentrer ou sortir le véhicule de votre garage avec toutes les précautions inhérentes à la configuration des lieux, déjà existantes antérieurement».
Du grand art, non ? Non seulement il a fallu engager une étude pour conclure à la nécessité d’un rabotage dont l’évidence avait sauté aux yeux de mon expert préféré en quelques secondes, mais mon adjoint délégué m’explique non sans condescendance que j’ai de la chance parce que les travaux ont eu lieu en même temps que d’autres. Ben oui, banane, c’est même pour ça qu’on les a demandés, les travaux. Tu vas pas en plus faire comme si tu savais pas que, justement, Madame Maître Chronique avait choisi exprès le bon moment. Et pour finir, il me prend pour un abruti et m’explique comment je dois faire pour rentrer dans mon garage. Tu veux pas qu'on compare nos bonus / malus depuis vingt-cinq ans, pépère, qu'on voie qui de nous deux est le bon conducteur ? Pfff…
C’est pas fini ! J’ai reçu encore un courrier de mon copain député, tout content de m’annoncer ce que l’autre m’avait expliqué en long et en large quelques jours plus tôt, mais surtout de me faire part d’un rabotage imminent de mon trottoir chéri. Et en plus, bingo, j'ai même droit cette fois à des sentiments manuscrits les plus cordiaux et à mon prénom écrit à l'encre bleue à côté de mon titre officiel de Monsieur. Quand je vous explique que, jour après jour, la réputation de Maître Chronique enfle, enfle... jusqu'à la reconnaissance cosmique !
Bon, là, euh, en fait… nous sommes le lundi 14 avril, le mois de mars est terminé depuis longtemps, mon trottoir va très bien, on ne lui a toujours pas fait subir son rabotage, il est en plein forme et la Navette Spatiale tremble toujours autant à l'idée de se répandre sur le bitume. Y a comme un silence qui règne autour de cette affaire depuis que les élections sont passées et que tous ces baves gens ont été reconduits dans leurs fonctions (pas par moi, hein, pas par moi).
Oh, je me demande si je ne vais pas envoyer un nouveau petit mot à mon député, pour lui raconter tous mes courriers. Et puis, je voudrais tout de même bien savoir ce qu’il voulait faire apporter à ma situation. Parce que je n’ai toujours pas la réponse à cette question. «Je suis intervenu auprès de Monsieur X, Maire de..., afin de lui demander de bien vouloir faire apporter à la situation». Je suis sûr qu'il y a un sens caché derrière cette phrase mystérieuse.
C’est quand les prochaines élections ?