Je crois que je commence à en avoir assez de toutes ces futilités dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée, quel que soit le vecteur de ces informations non essentielles, radio, télévision, journaux, etc. Le choix ne manque pas, en effet : dérèglements climatiques à répétition, raréfaction des matières premières, famines dont les effets sont démultipliés par les coups de boutoir d’une spéculation honteuse et méprisante, fractures sociales perceptibles à l’échelle de chaque pays comme au plan mondial, modèles de société inégalitaires portés haut et fort tels des étendards par les vainqueurs du moment, inconséquence des pouvoirs politiques occidentaux prisonniers de leur logique électorale qui veut qu’on n’ait peu de chances de renouveler son mandat dès lors qu’on ne promet pas des lendemains qui chantent, fût-ce au seul profit de quelques privilégiés convoqués sur des yachts amis, violences, guerres, régressions, résurgence des vieux démons religieux avec ou sans barbe moyenâgeuse, … Arrêtons-là l’énumération, elle suffit à nous rappeler que notre bonne vieille Terre vit sous le régime de la loi du plus fort et continue à pleurer une misère qui se généralise pendant qu’une infime minorité insouciante et sans valeurs se vautre dans le luxe.
J’aimerais, pour une fois, m’attarder durant quelques lignes concises – on me reconnaît facilement ainsi présenté – sur un sujet essentiel dont il me semble bien que ma chère et néanmoins fragolienne descendance l’a tout récemment évoqué sur son propre espace… J’ai longtemps hésité à en parler tant il est vrai qu’il n’est pas aisé de traduire en mots la honte qui peut me gagner à trop m’acharner sur les vicissitudes de mes contemporains, dont je finis par me demander s’ils sont vraiment mes congénères.
Pourtant, tout était méthodiquement planifié. Aucune erreur n’était possible et Madame Maître Chronique se faisait, tout comme moi, une joie de voir l’excellent film «Française» dans lequel la jeune Hafsia Herzi prouve, après sa belle prestation dans «La Graine et le Mulet», qu’elle est à vingt ans une actrice avec laquelle il va falloir compter dans les années à venir. Nous avions opté pour notre cinéma chéri, dit «d’art et d’essai», où les bouffeurs de pop corn sont proscrits et les zappeurs de générique de fin aussi rares que les doigts d’une main. Conscients qu’une séance à 20 heures un dimanche soir devait nous valoir une assistance plutôt maigrichonne, nous pourléchions depuis quelques heures nos babines cinéphiles à l’idée de passer quatre-vingt-dix minutes quelque part entre France et Maroc, dans la sérénité d’un velours rouge (celui des fauteuils… quoiqu’à bien y réfléchir, la matière soit probablement synthétique) et d’une pierre de roche noire (celle du plafond et des murs), grâce à ce beau film de Souad El-Bouhati.
Qu’on se rassure : notre stratagème était parfaitement au point et le film est remarquable. Qu’on se le dise et qu’on me permette de vous recommander d’aller le voir les yeux fermés, même si je crains que mon conseil suivi de trop près pourrait risquer de vous priver de ses charmes. C’est une image ! Mais il y eut ce grain de sable, terrible, celui qu’on redoute toujours inconsciemment et qui s’est abattu sur nous telle une pluie d’orage de fin d’été en Lorraine (l’été correspondant ici à une assez brève période comprise entre la fin du mois de juillet et le début du mois d’août). Tout s’était pourtant déroulé selon la stricte logique imposée par notre plan : une petite douzaine de spectateurs attentifs, chacun choisissant son rang, le plus isolé possible des voisins immédiats, quand elle sont entrées dans la salle. Tout était parfaitement en place, sauf que…
Allez savoir pourquoi, je me plais à imaginer qu’elles ont dû subir une irrépressible aimantation, devinant peut-être la présence de Maître Chronique – pourtant, j’étais là, incognito, arborant un immonde t-shirt publicitaire fabriqué aux Philippines aux couleurs lie-de-vin d’une officine de prospection téléphonique locale, mettant ainsi de mon côté toutes les chances de n’être point identifié, moi qu’on aborde d’habitude dans la rue pour me congratuler d’arborer de belles chemises signées Christian Lacroix (à ce sujet, mon petit Christian, j’attends toujours ta livraison, toi qui a bénéficié de ma part d’une campagne de publicité qui ne t’a pas coûté un seul centime) – les conduisant à s’installer tout près de nous pendant que ma fille et son compagnon, mus par une intuition que je ne tardai pas à leur jalouser, se déplaçaient de quelques rangs pour gagner le fond de la salle et s’isoler, tels des adolescents post-pubères qu’ils ne sont pourtant plus depuis des lustres, allez donc savoir pourquoi ces trois dames cumulant probablement plus de deux siècles de vie, ont décidé de devenir nos voisines de salle obscure et, ce faisant, de nous pourrir méthodiquement une soirée à laquelle elles n’auraient jamais dû participer.
Madame Maître Chronique, sentant ce mauvais vent souffler sur nous, entreprit une manœuvre supposée provoquer l’inquiétude – et donc le départ immédiat – de cet échantillon de maison de retraite, avec la complicité de Mad Jazz Girl pour une fois abandonnée par son compagnon de saxophoniste (avis aux non initiés, j’évoque ici mon fils). Tranquillement assis dans mon fauteuil, j’étais contraint d’assister en un silence un peu gêné à un drôle de spectacle où mes deux voisines d’infortune en étaient réduites à simuler une étrange bataille d’indiens et de cow-boys, singeant de la main l’exécution sommaire des spectateurs du fond de la salle, à grand renfort de bruits supposés imiter les coups de feu produits par leurs pistolets imaginaires ou leurs projectiles explosifs.
Rien n’y fit : les trois mamys ne bougèrent pas d’un poil et commencèrent à se concentrer sur ce qui fut leur drôle de manière de regarder un film et, pour nous, un supplice : en parlant tout le temps, sans prendre la moindre pause, un flot ininterrompu de paroles inutiles ! Comme si les moments de silence étaient d’un poids insupportable, pour combler je ne sais quel vide. Là, je peux vous dire que nos nerfs furent mis à rude épreuve… Tout y est passé : «Et la coiffure, et je te parie que c’est le passeport, et pourquoi elle s’est coupé les cheveux, et là c’est qui c’est sa mère ? ah qu’est-ce qu’il est dur avec elle son père ! c’est quoi le livre qu’elle lit ?» Un véritable déferlement, nos oies cacardeuses – surtout celle du milieu, la petite, là, toute frisée à l’air stupide, nichée entre les nichons de ses deux copines – n’ont pas cessé de commenter. Pourtant, nous avons tout essayé : le chut agacé, la remarque polie du genre : «Est-ce que vous pourriez vous taire, mesdames, s’il vous plaît ?», les coups de semonce plus brutaux : «Mais elles vont la fermer, les trois là !», les regards menaçants, les commentaires assassins lorsqu’il était écrit sur l’écran «Dix ans plus tard», quelque chose comme : «Ouais ben dans dix ans, j’espère qu’elles seront plus là pour faire du bruit avec leur bouche !».
Echec total, sur toute la ligne. Drapeau blanc, je me rends ! C’est vous qui êtes les plus fortes, je rends les armes. D’ailleurs, les trois papoteuses, elles ne se sont pas interrompues, elles ont continué leurs bavardages stupides en quittant la salle, même qu’elles commençaient à faire bouchon dans le couloir parce que, forcément, il fallait en plus qu’elles causent de front, sur toute leur largeur et croyez-moi, le corridor de sortie n’est pas si étroit que ça. Toutes prises à leur conversation, sous les regards amusés des autres spectateurs et même de l’ouvreuse qui avaient eu tout autant de mal que nous à les supporter, les voilà qui se sont dirigées vers une autre salle, pensant peut-être faire subir à d’autres leur supplice vocal. Mais non, rien qu’une erreur, elles ont fait demi-tour pour rester tout près de nous sur le trottoir. Et vous savez quoi : ben les petites dames étaient un brin agacées d’avoir dû subir les remontrances de leurs voisins ! Véridique ! Elles venaient d’emmerder tout le monde pendant une heure et demie et, en plus, elles n’étaient pas contentes d’avoir suscité agacement et remarques désagréables.
Alors Madame Maître Chronique, Mad Jazz Girl et moi-même, après avoir dit au revoir à monsieur et madame Fraise, qui poussent le vice jusqu’à habiter à quelques encablures de notre cinéma préféré, avons choisi de presser le pas afin de distancer ces trois nuisibles qui prenaient la même direction que nous.
Encore un peu et elles seraient montées dans notre Navette Spatiale. C’est pas normal des gens comme ça, je me demande si le climat est le seul à avoir subi des dérèglements ces derniers temps.
De toutes façons, je le sais depuis longtemps… Voilà des années que ma conviction est faite : ils sont là, ils me poursuivent. Même déguisés en vieilles chipies, je sais qu’ils guettent et attendent leur heure. Mais je saurai lutter, fièrement,jusqu’au bout, je vendrai chèrement ma peau...