« Dessiner l’invisible » pourrait, au premier abord, relever de la gageure. C’est pourtant ce défi qu’a relevé avec succès Damien MacDonald, artiste plasticien et commissaire de l’exposition parisienne éponyme qui se prolonge conjointement à la Galerie 24B, à la Galerie Antonine Catzeflis et à la chapelle du Calvaire aux 23, 24 et 24 bis, rue Saint-Roch jusqu'au 28 novembre 2015.
« Dessiner », et non « peindre » ? s’interrogera-t-on ; comme si la feuille de papier, moins intimidante que la toile, se trouvait plus apte à apprivoiser cet invisible que seul l’artiste peut révéler au monde ; peut-être aussi, plus simplement, parce que le papier serait le medium commun aux dessinateurs, aux poètes et aux scientifiques ici réunis. Car l’invisible existe dans toutes ces disciplines, à la manière de cette « matière noire » que les astronomes n’ont pas encore vue, mais dont l’existence ne soulève à leurs yeux aucun doute. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes apparents de découvrir que la main, mieux que l’œil, s’entend à saisir ce qui ne se voit pas immédiatement. S’ouvre alors le champ de tous les possibles, y compris celui de la magie et de l’inquiétude.
L’exposition, qui rassemble près de 150 œuvres d’une quarantaine d’artistes, en apporte la preuve, par la riche diversité des approches proposées. La topographie de la galerie principale, avec ses salles, ses couloirs, ses escaliers propices à un jeu de cache-cache ou à un parcours initiatique, participe aussi à cette découverte dont le spectateur ne sort pas indemne.
Marcel Duchamp y côtoie Pierre Klossowski, Hans Bellmer, présent avec une remarquable série de gravures, se confronte à son ancien compagnon du camp des Milles Max Ernst (dont l’étrange lettre à l’alphabet crypté pose énigme) et, naturellement, à Unica Zürn ; les images lunaires d’Anaïs Tondeur répondent aux faces lunaires de l’artiste coréen Moonassi, aux singuliers paysages imaginaires patiemment composés d’Albert Palma, au foisonnement d’épingles de Camille Grandval, aux monolithes égarés dans une nature luxuriante de Toma Dutter, aux regards perçants des silhouettes noctambules d’Anaïs Ysebaert, aux usines inquiétantes de Chris Hipkiss et à une sidérante série de dessins de l’artiste brésilien Tunga, toujours à la frontière du baphomet et de l’anamorphose. A noter encore une peinture inattendue, mais très pertinente, de Francis Barraud (1856-1924), auteur peu connu d’une œuvre familière à tous, La Voix de son maître, représentant un chien assis devant le pavillon d’un phonographe, qui fut longtemps l’emblème de Pathé-Marconi. Ce tableau, qu’on aurait pu croire purement publicitaire, reflète en fait la scène bien réelle d’un animal intrigué d’entendre la voix enregistrée de son maître disparu - icône de la fidélité.
Pour saisir l’invisible, toutes les disciplines s’invitent ici, et l’exposition devient cabinet de curiosité, avec d'étranges schémas scientifiques de Jean Perdrizet (une « machine à communiquer avec l'au-delà »), un grimoire de Charles Dellschau tutoyant l’art brut. Un film saisissant de Louis James s’intéresse à « l’ennemi invisible », non celui que crée toute tyrannie et toute secte pour entretenir la fièvre obsidionale de ceux qu’elle domine, mais celui des radiations qui suivirent la catastrophe de Tchernobyl. Grand traqueur d’insolite, Damien MacDonald, avec la complicité de Philippe Baudoin, a aussi mis la main sur les improbables dossiers d’un commandant de Gendarmerie, Emile Tizané, qui passa sa vie à enquêter sur les phénomènes paranormaux et les esprits frappeurs. S’il s’assura une certaine notoriété auprès des amateurs d’occultisme, on sait moins que ce fonctionnaire atypique et trop zélé collabora activement, sous le régime de Vichy, comme en témoigne l’étonnant entretien accordé au commissaire de l’exposition par Ida Grinspan, qu’il fit déporter à Birkenau alors qu’elle avait 14 ans et que sa seule faute avait été, comme le disait Serge Gainsbourg, d'être «née sous une mauvaise étoile jaune».
On retrouvera ce texte, et de nombreux autres, dont la dernière interview d’Andreï Tarkovski, dans le catalogue, un fort volume illustré (Mindscape/EBL Editions, 704 pages, 40 €) qui propose de multiples réflexions sur l'esthétique. Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette passionnante exposition où il y a surtout beaucoup à découvrir.
Illustrations : Anaïs Tondeur, D’après la Mission Soviétique Luna 3 (1959) - Anaïs Ysebaert, L’Heure de l’ombre, 2015 - Moonassi, On you, 2009 - Jean Perdrizet, sans titre (machine à écrire avec l’au-delà), 1971.