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La peau glacée des écrans

Par Carmenrob

Ça se passe dans une ville de Floride. Ça pourrait être au Canada. Certains sénateurs y consacrent beaucoup d’énergie…

Kid, tel qu’il se fait appeler, est fiché au répertoire floridien des délinquants sexuels. Son crime : avoir projeté une relation sexuelle avec une fille de 14 ans. Il en a 21. À la suite de quelques échanges sur internet et d’une invitation de l’adolescente pendant la supposée absence des parents, Kid se rend chez elle, équipé de six canettes de bière, d’un DVD de porno et d’un gel lubrifiant. C’est le père qui accueille le jeune homme, filmant l’interrogatoire qu’il lui fait subir avant de le livrer aux forces de l’ordre. Le Kid a à peine entrevu la fille. Il ne lui a pas touché. Faut savoir que Kid est puceau et que son expérience sexuelle consiste à se masturber à cœur de jour, depuis l’âge de 11 ans, devant des sites pornos pendant que sa mère, nymphomane sur les bords, s’envoie en l’air dans la pièce d’à côté avec forces gémissements et feulements. Son père, il ne l’a pas connu. Sa tentative avortée d’avoir une relation sexuelle avec l’adolescente est donc la première et aura pour conséquence deux ans d’emprisonnement, la libération pour bonne conduite, mais dix ans de bracelet électronique à la cheville et son nom inscrit à vie au registre des délinquants sexuels de l’État. Durant ces dix ans, il lui sera interdit de se trouver à moins de 750 mètres de toute école, terrain de jeu ou endroit où se retrouvent des enfants. De telles conditions obligent le Kid à vivre sous un Viaduc, avec d’autres délinquants sexuels, seul endroit de la ville correspondant à ces critères. Impossible de mieux se loger, de trouver et de garder un emploi.

Kid fait la rencontre d’un professeur de sociologie s’intéressant à la délinquance sexuelle et qui veut tester des moyens de permettre à ces parias de retrouver une certaine dignité. Professeur, comme le nomme le Kid, prendra celui-ci sous sa protection, mais se révélera être un homme des plus complexes dont le passé n’est pas sans mystère.

Les dérives en question

Dans Lointain souvenir de la peau, l’auteur, Russell Banks, s’adonne à une brillante analyse de certains travers de la société nord-américaine, notamment celui de la dérive sécuritaire qui a pris le parti de punir plutôt que de réhabiliter, stigmatisant à jamais ceux qui ont fauté.

Le journaliste Loïc Wacquant écrivait ceci dans Le Monde diplomatique :

Puritanisme, peur et ordinateurs : le mélange peut conduire à une surveillance permanente. C’est le cas aux Etats-Unis quand il s’agit d’ex-délinquants sexuels, pourchassés longtemps après qu’ils ont purgé leur peine. Même si les erreurs et les tragédies sont nombreuses, il paraît illusoire de penser qu’elles conduiront à la moindre remise en cause. Dans un pays qui compte près de 2 millions de détenus, plus de 3 300 condamnés à mort, où des enfants de onze ans sont passibles des tribunaux ordinaires, le durcissement du contrôle social ne fait pas l’objet du moindre débat.

Mais l’auteur ne se contente pas d’illustrer ce dérapage à travers le parcours du Kid. Il plonge sous les apparences et cherche à mettre au jour les rouages de la perte d’identité qui se produit lorsque l’orgie d’images déversées par les écrans-baby-sitters se substitue aux rapports humains et parentaux, lorsque le consumérisme devient la religion dominante, lorsqu’une société s’accroche désespérément à sa façade puritaine pour camoufler le pourrissement qui la ronge. Les gens sont-ils ce qu’ils ont l’air d’être? Cette question qui n’en est pas une traverse toute l’œuvre.

Les théories du Professeur sur la pédophilie sont en train d’évoluer rapidement. Quand une société réifie* ses enfants en les transformant en un groupe de consommateurs, quand elle les déshumanise en les convertissant en un secteur économique crucial fermé sur lui-même, quand elle érotise ensuite ses produits pour les vendre, les enfants en viennent peu à peu à être perçus comme des objets sexuels par le reste de la communauté mais aussi par eux-mêmes.

(*chosifie)

peau
Si le monde dans lequel nous fait pénétrer ce roman est glauque à souhait, sa dureté en est adouci par le personnage du Kid auquel nous nous attachons en raison de sa bonté fondamentale, je dirais même d’une certaine pureté le protègeant du désespoir total, lequel enlise souvent les exclus dans une criminalité de plus en plus funeste.

En plus de nous captiver par la puissance des personnages, par l’habile construction du récit, ce livre incite à la réflexion sur nos choix de société, qu’ils soient dictés par la peur ou par le courage de l’humanisme. Une grande lecture!

Un extrait

Russell Banks n’est pas le dernier venu dans le monde littéraire. Il est un auteur prolifique (romans, nouvelles, poésie), membre de L’académie américaine des arts et des lettres, et surtout un merveilleux prosateur que sa venue récente à Québec m’a incitée à découvrir. À titre d’illustration, cette description du Professeur :

C’est la dernière fois que le Kid verra cet homme : un personnage énorme et velu qui transpire dans les dix mètres de tissu marron nécessaires pour le couvrir d’un costume, un personnage immergé dans un corps aussi gros que celui d’un lamantin, sans grâce, lent, dont les bras et les jambes frottent si fort les uns contre les autres qu’ils mettent la peau à vif, dont la colonne vertébrale, les genoux et les chevilles sont sur le point de céder tellement ils peinent sous le poids à porter, dont le cœur dilaté bat à tout rompre sous l’effort de pomper du sang et de l’oxygène dans toute cette chair, dont les poumons surchauffés suffoquent de devoir faire gravir à cette énorme masse la pente jusqu’au parking, dont le foie, les reins, les glandes, le système digestif, tous les organes sont à ce point surmenés depuis un demi-siècle qu’ils sont au bord de l’épuisement et de l’effondrement — un homme à deux corps : l’un danse à l’intérieur de son cerveau, tel un hologramme fait d’électrons et de neuronnes qui fusent comme un champ de lucioles par une nuit d’été, l’autre est un paquet humide, un quart de tonne de chair solide dans un pâle emballage de peau humaine.

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Actes Sud, Coll. Babel, 2012, 529 pages


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