La tente messe est bien remplie pour le petit déjeuner. Le staff, les cinquantes coureurs présents (25 marocains, que je connais pour la grande majorité, 23 allemands-autrichiens et suisses, un anglais, et moi!), ça commence à faire du monde. Je grignote, sachant que cela risque être mon dernier vrai repas avant quelques heures tout de même. L'appréhension se lit dans quelques regards, certains sont concentrés, mais dans l'ensemble l'ambiance reste très détendue et bon enfant. Si quelques coureurs, les marocains affûtés et un ou deux allemands bien décidés, semblent concernés par la lutte pour la victoire finale, tous les autres sont plutôt là pour tenter de rallier la ligne d'arrivée. Aujourd'hui, sous ce soleil et sur un parcours qui n'a pas l'air facile du tout, en autonomie alimentaire qui plus est, je n'en demande guère plus. Enfin, si je peux tout de même profiter un peu du paysage et prendre un minimum de plaisir à avancer dans ce décor somptueux, ça m'irait bien. Je suis là surtout pour le défi, encore une fois, mais mon âme de contemplatif en mouvement ne désespère pas d'y trouver son compte aussi.
Les premières foulées, sous une clarté encore très discrète, sont encore fraîches. Le peloton s'étire vite, dans les premières petites dunettes de la journées. Je ne me sens pas trop mal. Au bout de quelques minutes, je rejoins un petit groupe de coureurs partis devant moi, et me dis que vraiment, j'ai bien fait de m'entraîner un peu plus en "vraie course à pied" ce dernier mois. Je ressens une certaine aisance de course qui m'avait un peu quitté ces dernières années.
Cela me permet de bien apprécier ce début de course. Après une petite zone dunaire, nous rejoignons le plateau un court instant, avant d'entamer la première ascension du jour. Le jour s'est levé. La température monte, mais ce n'est pas encore troublant. Je grimpe les premiers lacets en compagnie d'un petit groupe de coureurs allemands. Certains marocains, qui ont voulu suivre des trajectoires hasardeuses, se retrouvent aussi avec nous. Le chemin grimpe régulièrement, entre les roches. Un paysage typique de ce sud marocain que je commence à connaître assez bien. Au col, la vue s'étend sur un vaste plateau, on apercoit la palmeraie de Zagora, encerclé par les falaises. Lahcen m'a expliqué hier qu'il est né là, après que sa mère eut passé la journée comme de rien, à garder les chèvres. Moi je suis né à Corbeil Essonnes et ma mère n'avait pas gardé ses élèves turbulents ce jour là, mais c'est une autre histoire!
Mon rythme est toujours assez bon. Je descends prudemment sur l'autre versant. Pas tant en raison de la pente et des cailloux que pour être sûr de rester sur la bonne trace. Les deux coureurs qui me précèdent s'engouffrent d'ailleurs vite sur une mauvaise trajectoire. Je reste en retrait et conseille à mon autre compagnon de route de faire de même. Nous rappelons nos amis, mais ils 'n'entendent pas, et revenons sur nos pas pour nous remettre sur la bonne trace.
Je partage les kilomètres suivant avec Norden, qui sera mon plus "fidèle" compagnon de route aujourd'hui. Nous aurons même fait la majeure partie du parcours ensemble je crois.
Après cette descente, nous retrouvons un plateau assez large, puis un peu plus loin une zone à nouveau vallonnée. Bientôt, nous dominons une gorge assez creusée, au bord d'un lac. Un peu d'eau et surtout de belles falaises et collines rocheuses, le décor est vraiment majestueux.
Je cours de concert avec Norden, en discutant un peu. Un peu plus tard, j'apprendrai que ce germano-marocain, un papa du sud du Maroc et une mère allemande, mais qui a grandi et toujours vécu au pays de Goethe, est un ancien coureur de 800 mètres qui tient aujourd'hui, dans une petite ville de Basse-Saxe, un magasin spécialisé dans la course à pied. Il respire la gentillesse et c'est un plaisir de partager ces quelques kilomètres en sa compagnie. Il y en aura d'autres.
Je prends un peu le large, alors que le soleil commence à frapper fort. De petites foulées je passe prudemment aux grands pas, pour ne pas monter trop en surchauffe. Néanmoins, après un premier ravitaillement dans une belle oasis et à l'ombre des palmiers, le mercure est déjà au zénith et mon thermostat interne commence à s'affoler. Dans le même temps, le plaisir que j'ai ressenti à courir sur les premiers kilomètres "ça va être cool ces 110 kilomètres !" laisse place à un état souffreteux. "Ça va être long et difficile" me dit alors mon corps prêt à bouillir.
Le soleil darde des rayons flamboyants et mon corps, surtout mon estomac, renâcle à avancer. Au loin se dressent les impressionnantes dunes de Chegaga, qu'il va falloir atteindre puis grimper. Le programme de mon après-midi se dresse devant moi, et il semble relevé.
Après avoir parcouru d'un bon pas tout de même une vaste étendue de pierres, je parviens aux premières dunettes. Le balisage, discret, est plus difficile à trouver mais je me fie aux traces de pas et aux dunes qui se dressent devant moi pour garder le cap. Il fai désormais vraiment très chaud et j'accuse le coup. Plus question de manger ne serait ce qu'une datte, même ingérer l'eau de mes bidons me degoute. Je vais devoir gérer ce problème pour le reste du parcours. Dans de telles conditions, mon estomac est vraiment mon talon d'Achille, ou tout au moins le signal que les conditions m'imposent de réduire le niveau d'effort.
C'est ce que je vais bientôt faire. Parvenu au ravitaillement suivant, installé dans un bivouac au pied des dunes de Chegaga, je m'accorde un peu de repos. Deux verres de thé, malheureusement bientôt régurgités, m'aident cependant un peu à me requinquer. Il va falloir affronter ces immenses masses de sables. Brahim et un autre coureur marocain sont repartis juste avant moi, ils me serviront de point de mire. Norden et un autre coureur allemand arrivent au ravitaillement lorsque j'en repars, après avoir empli mes bidons d'eau déjà chaude. Je n'y toucherai presque pas.
Une succession de dunes plus ou moins hautes et pentues m'attendent donc sur les huits prochains kilomètres. Autant dire qu'ils seront longs, d'autant plus dans mon état. La chaleur est encore montée d'un cran. Tout en parvenant quand même à contempler un peu ce paysage, je me surprends à rêver de fraîcheur et d'humidité. Je n'ai qu'une hâte : que la nuit tombe et que le thermomètre redescende à un niveau acceptable. Je sais que c'est seulement à ce moment là que j'aurai une chance de recouvrer mon estomac et -peut-être - l'intégrité de mes moyens physiques.
Je parviens à grimper en haut de la première grande dune, où je reçois les encouragements d'Ayoub, le jeune neveu de Mohamad et Lahcen, avec qui j'ai couru sur le Trans Atlas Marathon, et d'Hassiba, la jolie cousine française de la famille Ahansal. Ils ont l'air d'avoir moins chaud que moi.
Je dégringole tout en bas pour remonter tout en haut, d'abord de dunes un peu moins hautes puis jusqu'au point culminant du secteur. Un énorme monticule de sable qui doit bien s'élever à plus de cent mètres de hauteur et que j'ai un mal fou à grimper. J'ai l'impression de mettre des heures avant de me hisser, en m'aidant même des bras, au sommet. J'y retrouve Lahcen, qui m'encourage et me prends en photo. Il m'indique aussi le chemin à suivre pour parvenir au ravitaillement suivant, au campement que l'on aperçoit distinctement mais qui est encore à trois bons kilomètres. J'ai la ferme intention de m'y reposer un bon moment pour faire baisser ma température interne. Je me traîne péniblement jusque là.
L'ombre de la maison où est installé le ravitaillement, et un tapis, me semble salvatrice. Je m'y ecroule un moment. Visiblement, je n'ai pas l'air en grande forme et le gardien des lieux vient un peu plus tard me proposer une boisson fraîche. Un schweepes agrume que je vais chérir jusqu'à mon arrivée finale. Ces quelques grammes de glucose sortis d'un frigo sont absolument tout ce que je désire, et je n'arriverai d'ailleurs pas à absorber grand chose d'autres avant la fin. Pourtant, nous ne sommes qu'au kilomètre soixante ! Mes copains marocains sont déjà répartis du ravito lorsque Norden, puis Margit m'y rejoignent. Nous n'allons guère plus nous quitter de la soirée et de la nuit.
Je resterai presque une heure allonger sur ce tapis, tentant de retrouver quelques forces et de calmer mes maux d'estomac. Suffisant pour repartir en compagnie de l'énergique Margit, une coureuse autrichienne de très bon niveau, mais pas pour me sentir à nouveau frais et dispo. J'avance comme un robot à travers les dernières dunes du secteur.
Au CP suivant, nous retrouvons Ali, qui fut mon guide de trekking la semaine dernière. Un court repos, un vomissement et je reprends la trace en compagnie toujours de Margit. La nuit s'avance alors que nous entamons la très longue montée vers le dernier col du parcours. Nous suivons un sentier de dromadaire tracé dans le lit de l'oued qui descend de la montagne. Les balises nocturnes, bâtons luminescents, prévues, sont malencontreusement restées à l'aéroport et le balisage de nuit se révèle très difficile à suivre, surtout ici où le sentier est peu marqué. Nous nous arrêtons souvent pour vérifier notre chemin, pour nous remettre dans la bonne direction. Cela n'arrange pas notre allure, déjà bien émoussé. Je peine beaucoup cependant à suivre Marise, tellement je suis fatigué, vidé de mes forces car je n'ai presque rien mangé depuis quarante kilomètres et sans doute même un peu déshydrater.
Norden nous rejoindra un peu plus loin, au sommet du col. Nous cheminons maintenant tous les trois. Mais je ne suis guère de bonne compagnie. Pour ne pas trop me concentrer sur ma douleur et sur ma faiblesse, je me suis depuis longtemps réfugié dans la musique distillée par le MP3 qu'Aurore m'a prêté, car je n'avais guère de musique disponible sur mon téléphone. Le choix n'est pas forcément très "courant", mais j'apprécie bien de me laisser porter par le son. Une dune avec Brel, l'autre avec Piaf, quelques mètres dénivelé en compagnie de Cesaria Evora. Ca distrait et ça fait mieux passer le chemin de croix en lequel s'est donc transformé ce trail pour moi.
Mes pensées, même si je me pose souvent la question du pourquoi continuer, pourquoi s'infliger encore une fois ce type d'autoflagellation et où est mon plaisir à cet instant précis - si, si je me pose tout de même la question, mes pensées donc ne sont cependant pas négatives. J'ai certes une immense envie d'en finir, de pouvoir simplement me reposer et siroter tranquillement, quand mon estomac me le permettra, une boisson fraîche et fruitée, mais l'instant ne me semble pas forcément tout le temps si désagréable, malgré la douleur d'estomac toujours bien présente et la faiblesse générale. Comme si le fait d'être plus heureux dans ma vie me faisait me "battre" d'une façon plus positive aussi que celle que j'avais pu mettre en place, dans des situations similaires, auparavant. Je songe aussi à cette belle année, où même si tous les soucis et les inquiétudes ne sont pas vaincus bien entendu, j'ai apprécié ma vie. A celle aussi qui l'a éclairé, et à notre rencontre, au hasard heureux d'une de mes pérégrination, il y a un an.
Je chemine ainsi, entre la musique, ces pensées et la douleur, en compagnie de mes deux nouveaux amis, sous la lumière des étoiles et de la pleine lune. La nuit dans le désert, c'est toujours un spectacle étonnant. La température baisse et comme je l'espèrais, je recouvre un peu de mes forces. Norden me propose de grignoter des noisettes et des amandes qu'il a dans son sac. J'arrive à en croquer deux ou trois et cela va me redonner un élan d'énergie.
Un peu plus tard, dans un état quasi-hypnotique où seul mettre un pied devant l'autre compte, je lâcherai un peu mes compagnons, sans même presque m'en apercevoir, pour terminer seul dans les dernières dunes. Le camp et ses lumières se voient de loin, je trace droit devant à travers sable pour l'atteindre, car le balisage est vraiment difficile à trouver maintenant. Au bout de 22h et 20 minutes, je rejoins enfin la ligne d'arrivée. Saïd et un autre bénévole veillent pour m'y accueillir. Je suis fatigué, mais presque moins que lors de certains passages durant la course. J'attends encore un peu l'arrivée de Margite, avant de me réfugier sous la tente, où mes amis qui ont couru le 65 kilomètres dorment déjà du sommeil du juste. Je ne vais pas tarder à sombrer.