Perdu dans l’excédence passionnelle des multitudes

Publié le 03 novembre 2015 par Comment7

Librement divagué à partir de : « Imperium. Structures et affects des corps politiques », Frédéric Lordon, La Fabrique 2015 – Mona Hatum, Map (clear) et Impenetrable, Centre Pompidou – Emelyne Duval, Visions rouges, Parcours -40, Mons 2015 – Adrian Ghenie, nouvelles œuvres, Galerie T. Ropac –Oeuvres de Martin Cordiano, Tomas Espina, Diego Bianchi, My Buenos Aires, Maison Rouge –

Pluie d’hallebardes ? Combien de fois est-il resté coi devant un tel rideau, ne sachant s’il devait s’élancer, intrépide face à la douche sauvage ou au contraire se replier, se carapacer. La traversée du rideau serait-elle déchirante et fatale ? Et n’a-t-il pas envie de cette éviscération par eau douce ? Puis, quand même, il plonge. D’abord criblé par les gouttes, plissant les yeux, toute sa peau comme rétractile, cherchant à éviter le contact avec les billes aqueuses pour préserver sa surface sèche. Puis les vêtements buvard bientôt gorgés de pluie forment comme un cocon humide. Les mouvements du corps transmettent leur chaleur à cette fine enveloppe ruisselante. Il éprouve un bien-être étonnant, inattendu, coupé du reste du monde, enseveli dans les traits fins chassés par le vent, mains au guidon, plié en avant, l’eau de l’asphalte projetée par les roues chuintantes, les jambes tournoyant comme pour rester synchronisées avec le déluge, l’eau dévalant, transformant la route en rapides striés, dessinés de vaguelettes nerveuses. Cela semble sans fin, un bloc de pluie qui ne se traverse pas, qui est sans autre rive, et dans lequel il ne peut pas faiblir s’il veut en réchapper. Pourtant il sent ses forces fléchir à moins qu’elles ne migrent vers un autre avatar, un être de pluie, lui-même mais qui ne vivrait qu’entrelardé d’averse abondante. Quelque chose de cela se réveille en contemplant, dans un musée, un cube parfait, paisible, constitué pourtant de fils tendus redoutables, tranchants, de ces fils barbelés avec lesquels s’érigent des barrières meurtrières. Et ici, rassemblées en centre géométrique, en pôle cubique et magnétique de toute pensée. En même temps une mire virtuelle du néant, peut-être une illusion d’optique. Holographie électrocutant. Selon l’angle de vision, compacte et puissante ou fragile, presque invisible, mirage suppliciant. Pour en saisir la réalité sous toutes ses faces, le cerveau se contorsionne, active des connexions peu usitées, enfouies, qui déclenchent des sortes d’ondes vibrantes, lointaines, juste quelques froncements aux confins de la douleur et de la jouissance. Un ressenti paradoxal s’amorce entre l’aspect minimaliste, forme épurée suspendue dans le vide, appelant l’état d’âme méditatif et l’horreur qui soulève le cœur quand il imagine son corps, trompé par la douce épilepsie qu’irradie ces alignements de traits noirs en tous sens, enivré même, se projetant dans le volume de stries matricielles, celui-ci se révélant alors un véritable hachoir aérien. Il s’y projette en baudruche de chair, éclatée, aux milles morceaux accrochés aux arêtes et hameçons aiguisés. Salopant la forme pure. Après quelques minutes, l’image de ce supplice ne lui inspire plus aucune douleur ni même aversion. Au contraire, c’est comme d’avoir devant soi une limite que l’on veut franchir, juste pour voir. Mimétisme, empathie avec la sculpture qui le renvoie à la perception de son corps lui-même comme poste frontière vers des ailleurs indéfinis, sans cesse variant selon les mouvements accomplis, à l’instinct, pour coïncider avec ou éviter les mouvements d’autres corps périphériques, de ce monde-ci, ou d’autres mondes. Ainsi retrouve-t-il« la vérité de la clôture en quoi consiste ce corps : c’est une clôture nécessairement relative. On pourrait même dire : c’est une clôture poreuse. » (F. Lordon, p.145) Cela lui rappelle aussi des paysages nus, infertiles, saturés de pylônes et câbles de haute tension courant vers l’infini, et que l’on dit perturbant tos les métabolismes vivants. Il ne peut penser à de tels horizons sans entendre, en version cosmique, le grésillement que produisent ces machines électriques qu’installent certains commerçants – bouchers, pâtissiers – pour y attirer les mouches qui, une fois qu’elles touchent les structures bleu pétrole, crament instantanément. C’est le genre d’horizon quadrillé qui l’aspire, irrésistiblement, malgré les dangers, où il lui semble poursuivre en voletant le souvenir d’une amante idéale, et tous deux progressent, comme aléatoirement, s’évanouissent, disparaissent l’un à l’autre. Inévitablement, ils se cognent à des fils, parfois sans douleur, d’autres fois récoltent des décharges électriques cuisantes, et chaque fois que celle qu’il poursuit reçoit ainsi une telle décharge, elle libère une vision rouge, escarbille neuronale incandescente projetée dans l’éther, dont le halo figuratif reste un instant en suspens, et vers laquelle il se dirige. Le temps qu’il l’atteigne, elle s’est dissipée et il tourne en rond, guettant l’apparition de la prochaine émission d’image rouge, des fois qu’il s’agirait des balises d’un cheminement, genre Petit Poucet. Une fois, demi-visage lunaire, pétrifié, engoncé dans la coque d’une amande, comme mis en veilleuse dans l’attente d’une future germination. C’est, navigant dans les fonds célestes, une sorte de guéridon au plateau duquel pendent les ustensiles du maître du feu, – tison, pelle à cendre, pince à braise – et sur lequel repose, à la manière d’un aquarium, le casque d’un scaphandre où l’on regarde les signes lointains d’une vie qui s’y confine. Voici la tête d’un aristocrate escrimeur, enserrée dans un instrument de mesure – avec des allures de bijou rituel ou d’étançon pour os crâniens déficients – et d’où s’échappent, au sommet, autour d’un long fleuret osseux, de fines végétations sous-marines, appendices qui dispersent dans l’onde le surplus de douleur, filaments nerveux qui ondulent, certains couronnés d’une boule épineuse, fleur d’ail ou de poireau. Une élégante au cou nu cerné de perles, une sorte de sainte aux traits comme vitrifiés – béatitude ou passion. De la commissure des lèvres part une vibrisse grillée, un linéament nerveux qui griffe la joue contractée. La dame est ouverte de la pointe du nez au sommet du front. Une faille qui libère la cause d’une pression insupportable, la matière striée des lobes frontaux en forme de vulve, à ciel ouvert, elle-même surmontée d’une sorte de nœud papillon génital et cérébral, deux grandes lèvres écartées et prêtes à battre de l’aile pour en envol céphalique, espoir d’une délivrance définitive. Antenne encéphalo-vaginale, parabole exfiltrant les mauvaises visions et traquant les visitations rédemptrices. Ce sont des collages et des compositions de corporéités biscornues, pour conjurer les souffrances, les exporter ou les amadouer en leur dédiant des représentations détaillées, reconnaissance de leurs anatomies tortionnaires ou formes de guérison possibles, figures d’exorcisme.

Il a sans cesse de ces instants de perdition où il lui semble être éventré, à ciel ouvert, n’avoir plus rien à lui, n’être plus qu’un ensemble de formes ouvertes, traversées de tout ce qui fait la vie en commun, sur terre, sans aucune restriction. Balayée en tous sens par des vagues d’affects, leurs flux et reflux, leurs sédiments. Ce sont des prostrations qui peuvent durer une seconde, des heures, ou des jours, pendant lesquels il se traîne, à moins qu’il parvienne à obtenir un certificat médical pour rester chez lui, calfeutré. Prostration même pas forcément douloureuse, une sorte de vide au sein duquel il se sent participer, en tant que matière vacante, à tout ce qui s’engendre et à tout ce qui s’épuise et meurt, les multiples flux d’informations qui quadrillent les airs, les innombrables ondes affectives qui modélisent, comme les vagues les rivages de la terre, les manières de vivre de la multitude d’humains et autres êtres vivants. Cela se déclenche souvent suite au malaise vécu au travail, sur les franges du burn out, des pathologies de plus en plus sournoises que les méthodes du management néo-libéral inoculent dans les organisations du travail. D’autant qu’il se trouve lié à l’un de ces gagne-pain qui ont de moins en moins de sens ou d’utilité, qui aliène et ne produise plus que de l’aliénation. « Lui-même, se dit-il, simplement en s’acquittant du mieux qu’il peut des tâches que l’on me confie, je fabrique de l’aliénation pour moi, les autres. « A ainsi été ignorée la dimension anthropologique du travail – entendu dans un sens large et concret d’inscription dans son milieu vital des images mentales qui président à l’action et à la collaboration des hommes. Cette ignorance a des effets dévastateurs aussi bien en termes d’institution de la raison que de créativité et de respect de notre écoumène. La restauration de cadres institutionnels vivables suppose donc de retrouver, d’une part, le sens des limites – limites territoriales, mais aussi limites à l’hubris de l’accumulation et de la toute-puissance de l’homme sur la nature – et, d’autre part, le sens de la solidarité : de la solidarité dans et entre les différentes communautés humaines, mais aussi de la solidarité écologique entre l’espèce humaine et son milieu vital. » (A. Supiot, page 415) Les relations salariales au sein des industries et entreprises où on l’envoie opérer organisent le démembrement de toute solidarité vivante, désarticulent les mouvements qui tiennent le corps en un tout dont les organes inventent de la solidarité «écologique entre l’espèce humaine et son milieu vital ». Contribution à la survivance. Et le voilà de plus en plus souvent rompu, souffrant d’une mauvaise coordination entre toutes les parties, internes et externes, physiques et virtuelles, qui le composent, l’aident à faire corps. C’est alors qu’il se sent rétrogradé ou promu, accédant à un état de révélation, avalé dans l’immense « travail que la multitude continue de faire sur elle-même, travail d’autoaffectation global, échappant à l’intention d’un pôle directeur conscient ; c’est la multitude en son entier qui refait ses manières »,(Lordon, P.73), manières d’être, de penser, de bouger, d’articuler… Un point somatique de rupture où il perçoit la possibilité de se réinventer, ou d’être réinventé plus exactement par toutes sortes de flux, parce qu’il peut s’y réconcilier avec « l’aveu de l’excédence », où il s’accommode de cette « expérience de la vie sociale » qui « ne cesse de lui rappeler tout ce qui lui a toujours échappé, tout ce qui est venu s’imposer à lui ». (Lordon, p.69). Il n’a aucune difficulté à admettre que c’est le façonnage des « hommes en regroupements » qui « les font exister en corps, qu’il y a plus dans leur être-en-corps que dans leur simple juxtaposition et que, de ce supplément-là, par construction, ils n’auront pas l’entière maîtrise. » (Lordon p.70)

La contemplation du cube de pluie barbelée lui évoque autant d’improbables assomptions, par la mortification, que la matérialisation d’un air irrespirable hachant menu la moindre divergence mentale. En revenant au fil des visions rouges qui y distillent leurs impacts, il se souvient des secousses intenses de ses abandons en d’autres corps, rencontrant leurs ondes symétriques le pénétrant à leur tout, et ces évocations matérialisent quelque part dans son cerveau un point de fuite qu’il contemple, désireux de le décrypter et qui l’hypnotise. Un engourdissement orgasmique. Quelque chose des pages lues de « L’infinie comédie » revient à la surface, digression fantasmatique autour d’études scientifiques sur l’épilepsie qui auraient permis de découvrir une technologie imparable pour provoquer à la demande, n’importe où n’importe quand, le plus intense des plaisirs. Une drogue phénoménale, meurtrière, et pourtant disponible sur le déclic d’un simple mécanisme implanté dans le cerveau, un « levier d’auto-stimulation ». « La distillation neuronale de… mettons… l’orgasme, de l’extase religieuse, des drogues hallucinogènes, du shiatsu, d’un soir d’hiver au coin du feu, enfin bref, tous les plaisirs imaginables concentrés en un flux disponible sur simple pression d’un levier. Des milliers de fois par heure, à volonté. » (D.F. Walace, p.645)

Avancer vers une sorte de point aveugle qui promet à tout instant le déclenchement mécanique d’un plaisir total, les pas actionnant à leur insu le levier dissimulé, comme l’on marche sur un piège qui envoie le corps valser tête en bas, suspendu par une corde à une branche. Cela pourrait être aussi avancer sans voir venir le bord extrême de la falaise et, après le mime de quelques pas dans le vide, chuter, vers la plage (peut-être, sans jamais la percuter). Il marche dans un brouillard épais sur le tracé d’une promenade bien connue. Plus que jamais, le paysage extérieur est phagocyté par le paysage intérieur. À moins que ce soit l’inverse ? Ce n’est jamais aussi simple, à sens unique, ça va dans les deux sens. Bien qu’il soit masqué par la purée de pois, il devine la configuration du territoire sous les brumes épaisses. Il en éprouve concrètement, sous les pieds, le relief, la respiration tellurique. Comme quand s’époumonant dans le corps à corps amoureux, il ne savait plus ce qu’il étreignait, baisait, mais que c’était ça, exactement. Tout le reste n’est qu’ouate fuligineuse. Imaginant sans cesse ce que gobe le brouillard, et qu’il désire revoir, déshabiller, il se dilue dans les vapes, peuplées d’autres existences, d’autres corps humains, animaux, végétaux, intermédiaires. Une position idéale pour ressentir à distance, les mouvements probables d’autres êtres, avec lesquels, il a fait corps, physiquement, et continue à faire cosmos. Dans l’étoupe du brouillard, moite de plusieurs odeurs, de labours frais, de marée poissonneuse, d’algues salées, d’herbes mouillées, de gibier en sueur, sous-bois et champignons et, il ne sait pourquoi, de maison éventrée, ciment et plâtre frais – de ces mêmes fragrances et remugles aspirés quand il s’enfouissait entre les cuisses, bouche contre le sexe ventouse –, il est visité par le fantôme des mouvements harmonieux, pénétrants, entre lui et l’amante et qui, au fond, bien qu’appartenant à un autre temps, continuent de se caresser dans le vide, à distance. « Qu’est-ce donc qu’un corps en général ? C’est un ensemble de parties déterminées à rester unies entre elles du fait qu’elles se communiquent un certain rapport de mouvement et de repos. » (Lordon, p.136) Les parties dont ils se composent ne se retrouvent pas strictement enfermées dans son corps physique individuel, celui-ci n’est en fait lui-même qu’une partie, les autres étant disposées en plusieurs points de son histoire, des conjonctions humaines et contextuelles qui se sont incarnées en un milieu qui rend possible son être. Toutes ces parties produisent des mouvements qui s’appellent et se répondent, créent un sillage d’empathie, recomposent une seule entité, constellation, à travers plusieurs enveloppes biologiques. Ce sont des parties de toute espèce. Elles s’allient, se désunissent au gré des circonstances et des enjeux rencontrés. Selon la politique de survivance qu’il convient d’adopter, ajuster. Les parties convergent, divergent, c’est une vie de convergence et de divergence. « Très généralement parlant, un corps – humain ou autre – est une union de parties composées sous un certain rapport (une certa ratio dit Spinoza dans sa « petite physique »). Saisir le corps non par la nature substantielle de ses parties mais par le rapport qui les compose en une union, c’est bien s’en donner une définition structurale.» (F. Lordon, p.22). Et puis le brouillard, poussé par un vent du large, se dissipe, au-delà du champ de betteraves, et révèle les flancs ras et d’un cap cabré entre terre et vide, délimité par l’arête d’une falaise tournée vers l’abîme et la colonne d’un monument ? L’ensemble, comme la proue d’un navire fantôme surgissant de la purée de pois, est à peine fixé, dans des couleurs pâles, presque immatérielles, qui gardent quelque chose du fumigène. Une hallucination dans une déchirure des grisailles. Paysage irréel de ce qui se dresse derrière, en coulisses. À la manière de ces sculptures, dans une salle d’exposition, dérobées, installées derrière une paroi çà et là découpée, donnant à voir les éléments dépareillés d’un débarras, le fatras ordinaire et fascinant d’un cagibi typique, vieux mannequin, bas nylon démodé, tuyaux, bouts de planches, seaux, pieds de chaise, emballages industriels, loques, plats, cordes, lampes. L’ensemble se distinguant comme des natures mortes cadrées par les fenêtres ou les espèces de trappes que l’artiste a scié à même les cloisons blanches. Et il aimait imaginer l’ensemble des salles d’exposition ainsi doublées par une sorte de vide sanitaire où s’amoncelaient des œuvres impromptues, bas reliefs ou moyens reliefs archaïques, bricolés. Les sous-couches. Quand la famille emménageait dans une nouvelle maison, avant que les parents tapissent, les enfants étaient invités à peinturlurer tous les murs, en y représentant leur vision du monde, du moins leur perception enfantine de ce qui les entourait, interagissait avec eux, les questionnait.

Il cède au penchant des fluctuations – l’appel des variantes de soi qu’excitait le pouls poisseux du brouillard –, très élargies aux convergences et divergences, lors des longues heures à vélo, seul. Nomade sur une route étudiée sur carte et qu’il découvre à même le territoire, jamais ferme, gazeux d’innombrables petites réalités happées du coin de l’oeil, mais figés pour ceux et celles qui y vivent, qu’il aperçoit sur le bord de la route, noués dans leur paysage coutumier, et décontenancés quand il s’arrête pour les aborder. Il y est très proche de son occurrence physique, évidemment, très sollicitée, devant gérer concrètement la performance, les forces musculaires à doser, la prise d’oxygène dans l’appareil respiratoire, les ravitaillements en glucose, vitamine et protéines, une popote très concrète qui contraste avec l’effet que cela fait d’être si longtemps en selle, toutes ces heures sur la route, à pédaler, voguant entre deux points incertains. L’exaltation du dépassement de soi, hors de toute contingence matérielle. Il y est complètement dispersé, incertain entre le départ et l’arrivée, augmenté de tout ce qu’il voit, rapidement en passant, et sur quoi il s’appuie pour donner consistance à son trajet, construire un sillage. Sur la selle, attentif à la complicité mécanique avec l’engin qui roule sous lui grâce à l’énergie qu’il lui transmet et qu’il maintient sur une mince crête entre forces centrifuges et forces centripètes – lui, ainsi restitué au rôle d’un infime organisme du vaste paysage –, il doit surtout persévérer dans sa volonté de couvrir la distance envisagée, pour arriver à bon port, ne pas rester en rade, avalé par la carte et le territoire. Risque de se perdre. « En tout cas, la persévérance requiert que le corps « sujet des contraires », c’est-à-dire le corps nécessairement travaillé, tienne en respect les forces centrifuges et les empêche de passer le point critique qui signe sa décomposition. » (Lordon, p.220) Et donc, tandis qu’il chorégraphie les flux musculaires en une cadence souple et constante, cohérente et relativement harmonieuse, il ne cesse d’être tout ce qu’il voit, multitude qui se dénoue en lui, lui-même devenant multiplicité en vrac, humeurs et éphémérides organologiques. Après les premiers coups de pédales, il quitte une bourgade et se retrouve dans les champs et bocages, la route sinue, l’horizon plat lui évoque les polders aux abords du littoral. C’est la plaine de l’Escaut. Il y traverse de petites entités agricoles avant de revenir aux pâtures, les alignements de peupliers ou de saules têtards, les haies de la plaine fluviale, déjà presque marine. Et puis, en continuation, ce sont les champs de la Lys, à perte de vue. Il roule toujours au niveau de la mer. Des arrêts fréquents pour demander son chemin, vérifier sa trajectoire, quand la signalisation fait défaut. Arrêt, déchausser, clipper, relancer. Une vieille fleuriste, des pensionnés jardiniers, une promeneuse de chien, un garagiste à moitié plongé dans le moteur d’un tracteur comme un dompteur dans la gueule d’un fauve, une fonctionnaire communale en pause cigarette. Souvent, des personnes incapables de renseigner le chemin qui mène au village voisin, comme enfermées dans une représentation hermétique de leur localisation. Il frôle les faubourgs industriels d’une grande ville, traverse une banlieue pavillonnaire, ouvrière, doit franchir des nœuds routiers très denses, anxiogènes. Retour progressif au calme, aux oiseaux, au silence. Soudain, entre deux allées de maisons banales et hangars agricoles ou industriels, au-delà d’un passage à niveau, la route se lève. Dans le ciel immense, vers l’Est, s’éloignent des ondées sombres qui ont crevé avant son passage, le macadam est inondé, un vrai torrent. La boue qui déborde des champs recouvre ses jambes, son dos. Au loin, un mont presque incongru dans la plaine, où s’étage une ville forteresse. La route pavée qui y mène lui semble un colimaçon vers le ciel. En haut, vaste panorama sur la Flandre comme saisie par un peintre naïf n’omettant aucun détail, aucune maisonnette, aucun habitant, aucun animal, aucune fleur, aucun arbre, aucun cours d’eau ruisselant vers la mer, aucune mouette ou pigeon. Regarder vite, tout en avalant chocolat et vitamines, mâchant tout ce qu’embrasse son regard, son ouïe, ses cheveux, sa peau nue, ne jamais s’arrêter longtemps, ne pas se refroidir. Il dévale le mont, mains agrippées aux freins, plongée vers une campagne plus vallonnée et garnie de langues boisées. Il quitte le plat pays, il se rapproche d’un horizon en relief, contreforts de collines, forêts profondes. De brefs arrêts, encore, sur les accotements, les trottoirs, pour se sustenter, avaler un fruit, un biscuit, quelques gorgées de liquide enrichi en sels minéraux. Nature et chimie. Incursion rapide dans une épicerie, les pas maladroits et bruyants avec ses chaussures de cycliste, remplir les bidons au pied d’une église médiévale, petites ruelles vers un château. Au bout de la petite place, après l’antiquaire, un large canal rejoint la mer, l’appel buissonnier des berges. Des méandres, il se rapproche de régions buissonnantes, plus sauvages. Il quitte une chaussée roulante, à un carrefour garni de magasins et d’enseignes lumineuses, et s’engage dans une vallée verdoyante, aux versants abrupts où paissent des vaches grasses, suite de petits villages égarés. Après une place pavée et ses petits bistrots, il emprunte une ruelle qui s’éloigne de l’axe principal. Une petite montagne devant lui. Dans la couverture des arbres, levant les yeux du guidon, il distingue des autocars, des camions qui descendent à flanc de coteaux, selon une trajectoire en zigzag. C’est là qu’il lui faut franchir la colline, puisant dans les réserves, petit braquet, souvenir des cols parcourus l’été, tirer la langue le long du macadam qui serpente. Dévaler en tétant la gourde, dévorant du regard le nouvel horizon, l’autre côté de la colline, ce qu’elle lui cachait, hameaux nichés, autre forêt au loin. Monter, descendre, les muscles fatiguent. Il poursuit hagard, émerveillé par le ciel bleu très pâle, groupes de nuages noirs d’encre d’où filtrent quelques rayons bibliques. Un vol de corneilles traverse les traits alignés et acérés d’une giboulée lointaine, sérigraphie dans le ciel. Tout petit sur sa bécane. La couverture forestière n’appartient plus à l’été, mais pas encore totalement automnale, en léthargie, entre vie et mort. Il rétrécit, ses forces s’évaporent. Le soleil rentre dans la zone du couchant, les lumières sont horizontales, elles l’aveuglent, transforment le bitume humide en miroir fluide, ou métal chauffé à blanc. Puis, il reconnaît le pays, il sort de l’inconnu et retrouve des routes où il est déjà passé, son corps se coule dans des tracés dont il a déjà, par le passé, pris l’empreinte. D’un coup, ça lui donne un regain de solidité, il se sent moins submergé par les nouvelles sensations, par le flux d’informations incessantes et vierges que prodige un espace qu’il sillonne pour la première fois. Comme on dit, alors, il sent l’écurie. Après une côte et un plateau villageois vite traversé, une école, la grange d’un manège, un grand chêne, un léger rehaut donne l’impression qu’au-delà il n’y a plus rien, un dégagement presque théâtral. Et c’est l’échancrure, toute simple et pourtant majestueuse, depuis le cœur des vastes labours et des monts crayeux, jusqu’à l’infini scintillant de la mer. Surface micacée, frappée par les traits du soleil, terriblement réelle, matérielle, palpable et en même temps abstraite, d’emblée insaisissable, irréelle. Il la dévore des yeux et pourtant ne peut la fixer sans ciller. Une immense délivrance, l’aboutissement des heures passées sur le vélo, durant lesquelles toutes les forces et tout le ressassement mental ont tendu vers cet instant, cette révélation, cette vision superbe. Tous les muscles, tous les nerfs émus, désarmés, émotions inchoatives dans la poitrine, larmes aux yeux, frissons d’échine sous les couches imbibées de sueur. L’immuable stabilité du spectacle où résonne la chamade de son corps – le rythme cardiaque est très emballé après une telle course–, ne l’installe dans aucune certitude. Au contraire. Les miroitements sur la mer, à peine interrompus par quelques silhouettes sombres de bateaux, où les points dérisoires des adeptes athlétiques de kitesurf, font écho, en lui, aux éclats instables d’une mappemonde en billes de verre, captant les lumières rasantes, les lueurs claires ou noires, et pouvant à tout instant, rouler en tout sens, se reconfigurer radicalement ou n’avoir plus aucune cohérence d’ensemble, désolidarisées, irrémédiablement. Fragilité du monde, fragilité des images. Pendant des heures, simplement posé sur un cadre léger de carbone et fixé à deux pédales, il a palpité au rythme de ses compulsions passionnelles à l’état brut, à l’état vague. Touché par les atmosphères traversées, par ces paysages dont, le nez dans le guidon, il a surtout enregistré des échantillons fugaces de couleurs, de textures, de matériaux, dans la vitesse de défilement des accotements, plutôt que des vues d’ensembles successives ou des coupes analytiques. Les roues véloces l’ont installé dans une empathie avec l’immanence du décor où tout ce qui se modifie – du rural à l’urbain, du campagnard au forestier, du résidentiel à l’industriel, du plat à l’accidenté, du moderne au pittoresque, du cultivé au sauvage – est escamoté dans la perception des détails et du grain des choses, une lenteur au sein de laquelle se fabrique la dissemblance, la différence des milieux de vie traversés, mais imperceptible à l’œil nu qui, lui, savoure l’illusion d’une étrange continuité, paradoxale, fabriquée par le corps du cycliste qui a vécu intensément chaque mètre de la distance entre départ et arrivée. Ce qui fait que, finalement, l’échancrure marine était incluse dès le premier coup de pédale (vice-versa). Dans cette mouvance, il a sans cesse entraperçu les « variables cachées » de son être, médité l’absence d’une substance unique de l’appartenance et écouté, telle une musique intérieure, « les conditions de possibilités inaperçues, des harmonies surprenantes. Inaperçues et exceptionnelles » (Lordon, p.260). Mais en rester là serait trop beau et trop optimiste, il a aussi mesuré l’exact opposé, la possibilité d’avoir épuisé sa capacité à jouir de nouvelles variables cachées de son être, à faire émerger de nouvelles harmonies surprenantes. Et il est là, sur la ligne d’arrivée, chancelant, ne comprenant pas tout ce qui lui arrive, comme devant digérer l’impact de ce qu’il a traversé – disons une performance, à son échelle, une épreuve à laquelle il a soumis toutes les composantes de son organisme et qui porte l’espoir d’un changement, d’une modification salutaire, d’une dynamique modificatrice contre l’isolement et le désespoir –, se recomposer, se réorganiser, physiquement, mentalement. Comment cela va-t-il affecter son ingénierie interne, cela lui permettra-t-il de dessiner une direction si pas une issue ? Evidemment, ça se joue avec lui, mais sans qu’il puisse exercer une maîtrise absolue du processus. L’excédent agit, fait réagir, fermente. « L’ingenium, c’est donc la structure récapitulative de mes manières – manières de sentir, de juger, de penser, de voir même, quand je suis face aux choses extérieures. Et ces manières qui, en tant que telles, déterminent mes modifications au sens faible – mes affects – peuvent elles-mêmes être l’objet d’une modification au sens fort – et je suis modifié dans ma manière d’être affecté. » (Lordon, p.258) Vers quoi dérive sa manière d’être affecté ? De quel côté de la fissure se creusant dans tout ce qu’il a vécu jusqu’ici va-t-il poursuivre ? De quel côté de la rupture ? En quel sens mobiliser sa plasticité ? Il est impuissant à le deviner. Cela reconduit de l’inconnu en lui, de l’obscur et une réserve de surprises, d’imprévisibles. Il ne sait en quel sens il souhaiterait être modifié. Avancer ou régresser ? N’est-ce pas l’occasion de fausser compagnie à la trajectoire jusqu’ici suivie ? Dans cet instant où, perclus, il s’apprête à descendre de vélo, quitter l’insularité du pédaleur, reprendre pied sur terre, où il passe d’une réalité à une autre, il doit « réassembler son moi » pour le mettre en conformité avec la vie ordinaire, faire bonne figure. Mais si on lui tendait un miroir, il se verrait comme ces portraits d’Adrian Ghenie où l’épiderme des personnages explose en surface composite, un ensemble de strates, historiques, factuelles, qui se chevauchent à vif, grouillent, activent leurs accords et conflits. Matériaux antinomiques, tiraillés mais, néanmoins, maintenus ensemble (de loin, on reconnaît une tête, sa morphologie, son identité, son histoire). « La persévérance requiert que le corps, « sujet des contraires », c’est-à-dire le corps nécessairement travaillé, tienne en respect les forces centrifuges et les empêche de passer le point critique qui signe sa décomposition. » (Lordon, p.220) Dans ces peintures, les visages subissent une violence destructrice, absorbée et macérée longtemps, dont les effets a sculpté la physionomie singulière et qui, soudain, rejaillit et est expulsée vers l’extérieur, bouleversant tout dans les tissus organiques, les surfaces cutanées. Quelque chose a perturbé la persévérance, des failles y sont creusées. Le feuilletage se brise, s’ébouriffe. Patchwork de végétal, d’inorganique, de bois flottés, de particules animales, de chair lacérée, d’empâtement brutal, de cristal oculaire, de crins retournés, d’organes transcendants. Durant de trop longues heures, exposée aux vents et aux incertitudes du chemin, comme un pare-brise couvert d’insectes écrasés, sa peau est incrustée des milliers événements infimes, incidents imperceptibles qui ont émaillé sa course. Émanations que libère la force des multitudes, des vies particulières et organisées, des biotopes préservés ou laminés, des contraintes sociales et économiques qui façonnent les territoires et les mentalités régionalistes qui transpirent aux vitrines marchandes, fenêtres privées, cheminées, panneaux d’affichages des festivités locales, hordes de chasseurs, blasons flottant à l’entrée des communes, graffitis sur les murs, bâtiments en friche. Criblé d’impacts. Sa peau bourdonne comme un essaim en migration.

Les rivages qu’il a maintenant sous les yeux, à portée de quelques coups de pédales, lui murmurent des lignes de vie minimales, consacrées à scruter les limites d’où reviennent les restes intimes des apnées amoureuses. L’horizon comme tamis de ce que son expérience a avalé, expédié au fonds des abysses sans frontières, et qu’il restitue par petits bouts et petites perles, au présent. Pièces à conviction qu’il collectionne pour reconstituer « les fluctuations passionnelles que nous infligent les choses extérieures dans leur permanente variabilité. » (Lordon, p.291) Ce qui d’un naufrage flotte à la surface mémorielle. Le plus souvent sous forme de sédiments organiques refaçonnés par les éléments, le poids du vide et de l’absence, les forces du vent et des ressacs, les poussières abrasives, les infiltrations aqueuses. À la manière de cette femme artiste composant certaines œuvres avec des bouts d’ongles, des poils, des boules de cheveux, des tissages de chevelure, détournant sur ces rebuts organiques un peu de l’aura religieuse de l’objet d’art. Ces restes des extrémités corporelles, par où les amants se touchent et s’agrippent, se caressent et se griffent, et qui sont aussi aux premières lignes dans la pratique des tortures – tirer les cheveux, arracher les ongles, brûler les poils – symbolisent l’impur que certaines religions et régimes politiques veulent occulter, réprimer. Ils personnifient aussi ce qui pousse et se modifie au cours d’une vie, une certaine malléabilité du vivant, et qui est ce que répriment les idéologies friandes d’une essence immuable de l’humain. « Contre les récits entraînants des  exaltés de l’identité, il faut armer des contre-récits tout aussi énergiques. Les formes d’histoire dont je parle, celles qui respectent les règles de la méthode en exposant leurs fragilités, doivent reprendre la main. » (Patrick Boucheron dans Le Monde).

À défaut de trancher (vers quel but poursuivre ses modifications), tout ce qu’il touche est atteint du stigmate de l’irrésolu. Trace de clôture aléatoire à même les objets. Cela ressemble à une maison où tout aurait été fendu, cassé, déchiré en deux et puis recollé, recousu. Instantanément. En pénétrant dans la pièce principale, il a l’impression que les protagonistes viennent de s’évader, à peine leur furie destructrice libérée. Et tous les morceaux, derrière eux, se sont rapiécés. Subsiste, un réseau de cicatrices. Fines crevasses de séparation violente inscrites comme lignes de vie arrêtées à la surface de chaque matériau, chaque accessoire, vêtement, livre, couvert, vaisselle, cadre, armoire. Rupture figée sous la reprise des affaires courantes, ébréchées mais apaisées. Faire semblant. Camoufler le drame, donner le change ? Ce n’est peut-être pas conforme aux souhaits de l’artiste, mais il ressent là, un apaisement, un amusement, il resterait bien quelque temps. Y a quelqu’un ? (Pierre Hemptinne)