A l’occasion du vernissage de l’exposition Renée Cox : an intimate retrospective, ce texte retrouve la première page pour quelques jours
Renée Cox
The liberation of Aunt Jemima-1998
Désormais, à Tropiques Atrium scène nationale, une thématique transversale va rythmer chaque trimestre de la saison. La ligne directrice pour tous les spectacles, concerts, expositions, films et conférences de ce premier trimestre de la saison 2015 -2016 est un hommage à Suzanne Roussi Césaire dont on commémore le centenaire de naissance. La sélection, pour les expositions, se porte donc sur des artistes femmes dont les œuvres analysent le contexte social ou politique et affichent leurs postures face au monde. Elles appartiennent à cet espace géographique et culturel que Paul Gilroy désignait en 1993 comme l’Atlantique Noir même si, aujourd’hui, lui-même et de nombreux autres chercheurs revisitent et élargissent cette notion. L’ Atlantique noir auquel s’intègre la Caraïbe , c’est cet espace où la circulation complexe d’hommes, d’idées, de pratiques culturelles, d’objets a forgé de nouvelles cultures en hybridation constante après la rupture et la dispersion de la traite négrière.
Ainsi, du 5 au 29 Novembre 2015, Tropiques Atrium scène nationale propose, la salle André Arsenec , une exposition, Renée Cox : An Intimate Retrospective .
Vous y verrez des œuvres de deux séries distinctes : Raje de 1998 et Queen Nanny of the maroons de 2002 ainsi qu’une œuvre emblématique et célèbre, Yo mamma last supper de 1999. Dans ces trois ensembles photographiques, dans la droite lignée de la photographie post – moderne, l’artiste se met en scène dans des auto- portraits fictionnels. Son attachement à son île natale y est perceptible puisque Raje porte un justaucorps aux couleurs du drapeau jamaïcain et que Queen Nanny est une héroïne nationale de la Jamaïque dont l’effigie figure sur la monnaie locale.
Renée Cox, née à Colgate en Jamaïque dans les années soixante, l’une des artistes les plus marquantes et renommées de sa génération, a été cependant très contestée à ses débuts. Avant l’évolution radicale de sa pratique photographique en 2014 avec la surprenante série de kaléidoscopes humains, Renée Cox a endossé la personnalité de personnages d’emprunts, de super – héroïnes fictives ou réelles , afin de traiter des questions de pouvoir, de race, de politique, de féminisme et de contester les stéréotypes liées à la représentation de la femme afro – américaine. Elle cherche à la fois à les responsabiliser mais aussi à mieux se connaître elle même.
Renée Cox
Sacred Geometry
2014
En 1994, première femme enceinte à suivre le Whitney Independant Study Programm elle crée le personnage de Yo Mama et pose nue avec son fils de deux ans. Quelques années plus tard en 1998, elle invente la super – héroïne Raje, musclée et dynamique, vêtue d’un justaucorps aux couleurs du drapeau jamaïcain et de cuissardes, immortalisée dans différentes actions prouvant son énergie et sa puissance : Raje assise sur la couronne de la statue de la liberté, Raje telle superwoman au-dessus des pyramides, Raje semant la panique dans les rues de New – York. L’une des plus emblématiques a pour titre La libération d’Aunt Jemima et d’Uncle Ben.
Pour en savoir davantage sur Aunt Jemima et l’appropriation de cette icône publicitaire par des plasticiennes afro-américaines, vous pouvez consultez ce lien
http://aica-sc.net/2014/05/07/soixante-treize-tonnes-de-sucre-pour-une-gigantesque-sculpture/
Dans la série Flipping the script, Renée Cox réinterprète avec des modèles noirs les chefs d’œuvre religieux de l’art européen. Elle pose tour à tour en Madone, en Christ, en Saint Sébastien. En 1999, L ‘œuvre Yo Mama’s Last Supper scandalise. Renée Cox réinterprète photographiquement le Cène de Léonard de Vinci où elle pose nue à la place du Christ, entourée d’apôtres noirs à l’exception de Judas qui est blanc.
En 2002, elle crée à la Jamaïque la série Queen Nanny of the Maroons. Queen Nanny est une héroïne nationale de la Jamaïque, libératrice et fédératrice des marrons.
Les récits sur l’existence de la reine Nanny proviennent pour beaucoup de sources orales ou de documents historiques. Nanny nait vers 1685 ou 1686 au Ghana, dans la tribu Ashanti. Les membres de son village sont capturés et vendus comme esclaves puis envoyés en Jamaïque pour y travailler dans la culture de canne à sucre. Elle est vraisemblablement vendue à une plantation près de Port-Royal, pour y travailler dans des conditions particulièrement difficiles.
Renée Cox
Ambush
Elle fuit la plantation et fonde une communauté de marrons, installée dans un emplacement stratégique des Blue Mountains : Nanny Town. C’est un lieu difficile à assiéger, les marrons sont de bons combattants et Nanny est une fine stratège. En trente ans, Nanny aurait ainsi libéré plus de 800 esclaves et repoussé les assauts britanniques. On lui attribue des pouvoirs magiques. La date du décès de la reine Nanny reste un mystère.
Héroïne de l’histoire jamaïcaine, Nanny est célébrée comme telle. Elle figure notamment sur les billets de 500 dollars jamaïcains.
Renée Cox explique ainsi la démarche photographique qu’elle a adopté pour cette série:
« Fondamentalement, l’important dans ce genre de travail, c’est d’établir une relation. C’est l’essentiel. Prendre des photos, c’est relativement facile. Mais la relation humaine reste l’élément le plus déterminant, faire connaissance avec les gens et les convaincre. Les Marrons sont des personnes fières. Ils n’ont pas beaucoup d’argent mais ils sont empreints de dignité. Pas question d’arriver avec son appareil et de les photographier comme si vous étiez dans un zoo. Ce n’est pas la bonne attitude. Progressivement j’ai décidé de dépasser l’impact de la mauvaise critique de Roberta Smith sur mon travail et d’interpréter moi-même le rôle de Quenn Nanny.
… C’est une procédure de travail plutôt libre. Ce n’est pas la méthode de Joël – Peter Witkin ou d’un équivalent avec une page entière de plans et de storyboards. Pour l’essentiel, j’ai tout en tête.. Je n’utilise pas de story boards, parce que lorsque vous fixez votre esprit sur quelque chose, vous bloquez votre pensée. Je tiens à rester ouverte à une certains spontanéité. C’est ce qui donne les meilleurs résultats. Je travaille avec une petite équipe et je vois comment les choses évoluent.
Renée Cox
Nanny Warrior
Ainsi produire l’image Nanny Warrior n’avait pas été planifié et la prise de vue a été très spontanée. J’avais un costume traditionnel en coton blanc loué à une troupe théâtrale. Il y avait ces arbres énormes et ces palmiers tout près de la maison que j’avais louée. J’ai juste dit à mon assistant, allons voir quels sont ces arbres, voilà ce que je vais faire et nous avons pris les photos très rapidement. Je réalise les prises de vue très vite. Je n’utilise pas quatorze rouleaux de film pour une même photo… C’est comme un jeu avec moi- même : quel sera le plus petit nombre de pellicules que je pourrais utiliser ? Vous n’avez pas le temps de prendre cinq cents photos, surtout en 4 x5. J’essaie de m’arrêter à six. J’aime dire, j’en veux deux ou trois au cas où. Mais nous faisons un test au polaroïd avant. Avant de prendre la photo, nous avons vu exactement ce qu’elle était. Il y a peu de post – production. » (1)
Renée Cox
Raje to rescue
Ces images permettent de comprendre comment la photographie contemporaine aborde la narration. Le récit est concentré en une seule image même si cette dernière appartient à une série. Chaque image est autonome et contient l’intégralité du récit que le spectateur sait décrypter parce qu’il reconnaît culturellement les personnages et les accessoires car ils appartiennent à notre inconscient collectif ou à nos codes culturels.
Renée Cox met en scène une situation pour la capter photographiquement. La conception précède donc la prise de vue. Le spectateur n’est pas témoin de l’action mais c’est l’image photographique qui constitue l’œuvre d’art.
L’artiste se sert de sa propre personne pour incarner une héroïne fictive, Raje ou une héroïne historique, Queen Nanny à la différence de Cindy Sherman qui, dans un processus similaire, devient autre pour chacun de ses clichés et incarne mille visages. Ainsi Renée Cox, en s’identifiant à un personnage sans toutefois se métamorphoser, dévoile sa propre identité et aborde les problématiques de genre et de race. Sa démarche est féministe et anti raciste. Elle revendique la place des femmes – et particulièrement de la femme noire – et le rôle de la communauté afro – américaine au sein de la société américaine. Son interprétation de la Cène dans Yo Mama’sLast Supper est une claire revendication des femmes dans un monde de l’art marqué par la domination blanche et masculine (2). Comme le développe Nathalie Dietschy Renée Cox romp avec la tradition picturale en se représentant debout et nue. Elle n’adopte pas la posture d’un Christ acceptant sereinement et en silence son destin tragique mais celle d’une militante qui se lève à la fois pour affirmer son identité et exiger d’être intégrée dans l’iconographie chrétienne.(3) Elle n’est ni martyr ni victime mais militante et engagée.
Renée Cox
Chilling with liberty
Comme l’affirme Julie Creen au sujet des autoportraits de Zanele Muholi, l’autoportrait s’inscrit alors dans l’héritage militant d’artistes comme Betye Saar, Faith Ringgold, Tracey Rose, Maria Magdalena Campos Pons, Adrian Piper, Wangechi Mutu, Berni Searle ou encore Kara Walker. L’autoportrait pose une critique dirigée vers une Histoire écrite de manière univoque, vers une situation insupportable, vers un manque de visibilité du corps noir dans le champ culturel et artistique. Comme Stacey Tyrell, Olivia Mc Gilchrist, Wenjue Zhang , Renée Cox interroge son ascendance raciale et se rebelle contre les stéréotypes qui s’y rattachent.
Dominique Brebion
Notes
1 PLETT, Nicole, interview de COX Renée, 21-10-2008 Rutgers University Inn, New Brunswick en ligne sur http://www.libraries.rutgers.edu/sites/default/files/dwas/pdfs/Cox_interview_by_Plett_Oct_2008.pdf
2 Dietschy Nathalie, Dans la peau de saint Sébastien : Renée Cox et Samuel Fosso, http.revue-interrogations.org
3 Dietschy Nathalie, L’autoportrait en Christ de Renée Cox : étude d’un scandale, Etudes de lettres, n° 280, juin 2008,pp145-167