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J’aime le répéter. Ce blog n’existerait pas si, une fin d’après-midi à Montpellier, je ne m’étais pas installé dans une salle obscure pour voir le film Beloved réalisé par Jonathan Demme (1998). Un film si puissant à l’écran qu’il m’a donné envie de lire le roman de Toni Morrison dont il fut inspiré. Après la lecture de Beloved, il s’est imposé en moi l’impérieuse nécessité de lire toute l’oeuvre de Toni Morrison. Une seule infidélité depuis. Le roman Home. Acheté. Pas encore lu.« Elle m’a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noir comme le Soudan. Moi, je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle mulâtre au teint blond, et le père de Lula Anna aussi ». p.13Délivrances raconte l’histoire de Lula-Ann Bridewell rebaptisée Bride par ses propres soins. Une histoire dramatique. Celle d’une femme en quête d’amour et de reconnaissance. Une âme brisée par le rejet d’une mère quarteronne pour l’enfant - sa fille - est née trop noire. Facétie d’une génétique qui dévoile nos masques. Le phénomène n’est pas nouveau. Il y a peu, j’ai chroniqué le roman Amours, Colère et Folie de Marie Vieux-Chauvet qui déjà en 1968 abordait cette problématique en Haïti. Rejetée parce que trop noire. Le conte des traumatismes de l’enfance et leurs conséquences néfastes dans le quotidien. Bride est devenue une cadre très brillante dans une très grosse boîte de cosmétiques en Californie. Pourtant, quand son compagnon la quitte avec fracas, tout son monde fragile s’écroule. Ses démarches en vue de venir en aide à une ex-taularde s’avèrent infructueuses et trop violentes pour elle. Elle sombre dans une forme de dépression…
Pendant longtemps, au cours de cette lecture, j’ai recherché le style de Toni Morrison, les constructions complexes des trames de ses romans. On semble loin de cette approche méthodique quand on a lu les trois quarts, à parcourir les états d’âme de Bride. Le niveau de confusion dans laquelle baigne Bride la pousse à faire encore plus de dérapages et sorties de route au sens propre comme au sens figuré. Naturellement, certains pourraient laisser entendre qu’un cadre supérieur ne peut être confronté à un pareil éclatement de son système de valeurs. C’est réellement ce qu’il y a de plus troublant. Mais la voix qui résonne en Bride n’a que faire des apparences.
Morrison prend le parti d’évoquer cette question plombante du degré de mélanine qu’on retrouve dans toutes les communautés d’ascendance africaine ayant été confrontées à des rapports de domination politique, économique et structurelle avec l’Occident. Si vous en doutez, il serait intéressant de suivre certaines discussions sur les réseaux sociaux liés à la dépygmentation de la star de la musique malienne Oumou Sangaré. La réaffirmation de la peau noire bleutée étant perçue comme une forme de régression dans un système économique blanc. Sweetness, la mère biologique de Lula-Ann exprime très bien cette question économique quand elle souligne en page X que pour les gens ayant la couleur de sa fille, c’était beaucoup plus dur.
Mais où l’approche de Toni Morrison est disruptive, c’est qu’en aucun moment Bride ne remet en cause sa couleur. Elle le pourrait, travaillant dans le domaine des cosmétiques. Au contraire, elle assume cette couleur bois d’ébène qu’elle valorise avec des tenues blanches qui soulignent magnifique le contraste et affirme ses formes. Intelligemment, la romancière souligne que l’effondrement de Bride est lié à l’abandon de son homme qui renvoie à la violente distance de sa mère. Et si elle ne peut affronter sa mère, elle a le pouvoir de rechercher une mise au point avec celui qui compte pour elle. Cette quête ne prend sens que dans le final du roman. Avant, elle semble surfaite, puérile, incompréhensible, rageante.
Que Dieu sauve l’enfant. Il y a une part de réalisme magique dans ce roman qui vous fera penser aux spécialistes du genre que sont Garcia Marquez, Sepulvéda ou Alejo Carpentier. La violence faite à l’enfance est le coeur du livre. Chaque personnage du livre a vécu quelque chose de dramatique dans son enfance. Le trait est à mon avis un peu trop forcé. La question de la pédophilie est d’une telle récurrence qu’elle finit par faire perdre un peu de crédit aux propos de Toni Morrison. Toutefois, il y a quelque chose d’essentiel dans ce roman. La nécessité d’abattre les cloisons pour autoriser un échange, une relativisation, un renversement de la douleur et la possibilité d’une remise à zéro des compteurs entre deux adultes. Le final du roman va dans ce sens et je dois avouer qu’après tant de lectures de l’auteure afro-américaine, découvrir qu’elle offre à ses personnages une ouverture, une perspective d’avenir n’est peut-être pas fabuleux, mais au moins intéressant. Il y a un prix à payer. Une violence à s’extraire d’une entrave trop longtemps portée. Et, naturellement, c’est la femme qui est à l’initiative.
« Le temps qu’on descende les marches du tribunal, elle m’a tenue par la main…par la main. Elle n’avait jamais fait ça avant et ça m’a surprise autant que ça m’a fait plaisir parce que j’ai toujours su qu’elle n’aimait pas me toucher ». p.43
Un dernier point. Le fait pour Toni Morrison de sortir d’une ségrégation des personnages. Ok, je prends un risque. Mais, sauf erreur de ma part - je n’ai pas lu Home - c’est le premier roman où Toni Morrison donne la parole à des personnages Blancs. Une liberté qu’elle ne s’était pas autorisée. Il y a des rencontres intéressantes, troubles, méfiantes. Mais, j’ai vraiment eu l’impression de sortir dans Délivrances de ce ghetto sombre dans laquelle l’écrivaine a longtemps enfermé ses personnages. Peut-être que l’Amérique d’Obama permet cela aujourd’hui. Peut-être.
Toni MorrisonDélivrances
Editions Christian Bourgois
Première parution en 2015, 170 pages