(feuilleton) "Terre inculte", par Pierre Vinclair, n°29. Fantôme

Par Florence Trocmé

29. Fantôme 
 
IV. Death by water 
 
Phlebas the Phœnician, a fortnight dead,  
Forgot the cry of gulls, and the deep sea swell  
And the profit and loss.  
315   A current under sea  
Picked his bones in whispers. As he rose and fell  
He passed the stages of his age and youth  
Entering the whirlpool.  
Gentile or jew  
320   O you who turn the wheel and look to windward,  
Consider Phlebas, who was once handsome and tall as you. 
 
 
29. 1. J’ai cru pouvoir identifier en 24. 2. 1. quatre « trajets sémiotiques » susceptibles de déterminer, par des renvois, la signification d’un mot donné.  
 
29. 1. 1. Il s’agissait, plus précisément, de montrer les différentes manières que l’on a, en l’absence de toute possibilité d’en proposer une interprétation synthétique, au moins de rendre compte de la présence du mot dans un texte : ainsi, à la question « qu’est-ce que cela veut dire ? », on substitue « y a-t-il une raison pour que cela soit là ? » – et on répond en soulignant les relations de ce qui est écrit avec la forme du texte, son contenu antérieur ou ultérieur, le réel ou la culture.  
 
29. 1. 2. Ces quatre « trajets sémiotiques » sont d’abord et avant tout des « logiques relationnelles ». Ils deviennent proprement « sémiotiques » quand la mise en relation permet de synthétiser du sens, c’est-à-dire quand la découverte d’une relation (qui complexifie le texte d’une référence extérieure au texte) amène paradoxalement à sa meilleure compréhension (et donc une simplification de l’idée du texte). 
 
29. 1. 3. Mettre en évidence, pour chaque expression, l’une de ces différentes logiques relationnelles ne permet pas nécessairement de les douer de sens : se souvenir que l’on a déjà rencontré le marin Phénicien dans l’épisode de la voyante (voir # 8) ne nous dit pas ce que signifie cette réapparition.  
 
29. 1. 4. Saisir ce que signifie cette réapparition, cela impliquerait de trouver une idée où se synthétisent le marin d’alors et le marin de maintenant. Une telle idée peut consister en un message (ainsi, on peut lire ici que le vers 314 renvoie, autre relation intratextuelle, au marchand Mr Eugenides ; on suggère donc que le texte dirait quelque chose – idée synthétique – du commerce ; mais quoi ?). Lorsqu’on ne parvient pas à satisfaire la pulsion herméneutique, on se trouve face, en lieu et place d’un texte, à un nœud de relations qui ne se synthétisent pas, qui partent dans tous les sens. On a complexifié le texte, et l’on n’a rien simplifié. D’une certaine manière, c’est nous qui l’avons rendu illisible.  
 
29. 2. Le texte que nous avons ici est, pour deux raisons, encore éloigné de l’immédiateté avec laquelle il pourrait sembler pourtant parvenir jusqu’à nous.  
 
29. 2. 1. Ces deux raisons nous invitent à nous préoccuper d’une cinquième « logique relationnelle » – relative aux différents états de la fabrication du texte (on peut donc l’appeler « génétique »).  
 
29. 2. 1. 1. Sans doute les opérations qui aboutissent à la fabrication d’un texte sont-elles essentiellement hétérogènes, autant peut-être que celles (lire, traduire, comparer, méditer, ruminer, théoriser, relire, etc.) qui sont demandées au lecteur d’accomplir : le texte final provient de lectures, méditations, traductions, ajouts, retraits, etc. Son unité, l’unité de son sens, est un résultat – et même seulement un résultat postulé (auquel nous incitent les formes standardisées de sa publication).  
 
29. 2. 1. 2. La plupart des opérations ayant abouti à la fabrication du texte lisible, en elles-mêmes, sont sinon insignifiantes, au moins inessentielles. On peut très bien lire La Vie mode d’emploi sans en connaître le Cahier des charges. Pour les textes illisibles, en revanche, l’affaire est plus complexe : le sens ne parvenant jamais à se synthétiser, la signification restant toujours ouverte, le récepteur-bricoleur à qui il revient de fabriquer – même modestement et temporairement – un discours sur le texte, ne peut négliger aucune piste. À défaut de plus ample signification, il se mettra donc aussi sous la dent les informations relatives à la genèse du texte. Pour le dire autrement, si ces informations ne nous informent pas sur le sens du texte (mais les textes illisibles, sans doute, n’ont pas de sens) elles peuvent toujours nous aider dans notre effort pour en fabriquer.  
 
29. 2. 2. Venons-en aux faits ! Alors que les autres chants font plutôt autour d’une centaine de vers, le chant IV de The Waste Land est réduit à cette dizaine. C’est que, comme on le rappelle ici, les 82 premiers vers de ce chant IV ont été supprimés sur le conseil de Pound. La possibilité d’un trajet sémiotique « génétique » touche ici l’existence de ces 82 vers, « membre fantôme » rétroagissant malgré son absence sur la signification ((im)possible) du texte. 
 
29. 2. 3. Ces vers sont par ailleurs la réécriture en anglais d’un poème qu’Eliot avait lui-même écrit, directement en français, en 1918, « Dans le restaurant ». Le trajet « génétique » ne questionne plus alors le mode d’existence du membre fantôme, mais, d’une part, l’évolution de ces vers (comme si c’était, sur un modèle vitaliste, les mêmes vers qui étaient passés d’un état à l’autre) et, d’autre part, leur coprésence dans plusieurs langues (que fait à ces vers anglais leur existence en français ?). 
 
29. 3. « Membre fantôme », « évolution » et « ubiquité » seraient ici trois dimensions de ce « trajet génétique » pas évident, dont assumer l’existence impliquerait une modification substantielle des institutions que nous imaginons généralement à l’œuvre.    
 
29. 3. 1. Ainsi, par exemple, le membre fantôme a été coupé par Pound, et non par Eliot : peut-on encore parler d’un auteur, d’une intention auctoriale ? Non, sans doute. Si le chirurgien n’est pas pour rien dans mon amputation, peut-on lui imputer aussi la sensation du membre fantôme ? 
 
29. 3. 2. Il existe des différences entre le texte français et le texte anglais : « pendant quinze jours » dit le premier, « depuis quinze jours » le second. Faut-il tenir compte de cette différence ? Faut-il l’interpréter ? Le « pendant » survit-il dans le « depuis » comme un souvenir, un projet avorté, un regret ? 
 
29. 4. Plus on le lit, moins il ne synthétise ; le poème apparaît comme un nœud de relations qui vont dans tous les sens ; oui, il fait mal à la tête. Il fait souffrir son récepteur.  
 
29. 4. 1. Mais – principe de charité oblige – cette souffrance n’est-elle pas précisément l’un des effets que la poésie contemporaine attend et programme ? Sa tâche n’est-elle pas de faire sentir la souffrance née de l’impossibilité de la synthèse du sens ? 
 
29. 4. 2.  
 
souffrance et « sans pourquoi »  
contemplation de la beauté, pourquoi  
 
produit de l’amputée  
langue de beauté  
membres fantômes de la milo 
  
lomilomi lom 
 
Vénus beauté poème. 
 

*   * 
 
IV. Mort par noyade 
 
Phlébas le Phénicien, un mort de deux semaines, 
Oublia le cri des mouettes, et la houle profonde, 
Et les pertes et profits.  
   Un courant sous-marin 
de quelques chuchotements, rogna ses os. Comme il montait et descendait 
il passa par les stades de sa vieillesse et de sa jeunesse 
Entrant dans le tourbillon. 
   Gentil ou juif 
O toi qui tiens la barre et qui regardes droit au vent, 
Pense à Phlebas, qui fut jadis comme toi beau et grand.