(note de lecture) Ariane Dreyfus, "Moi aussi", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

 
 
La jeune maison d’édition liée au prix du même nom (1), Les Découvreurs, inaugure une collection, Voix de passage, qui « vise au moyen de textes soigneusement choisis et présentés par les auteurs eux-mêmes à introduire et accompagner dans les classes quelques-unes des Voix par lesquelles passe ce qu’on pourrait appeler notre Défense et illustration de la poésie actuelle. » Ariane Dreyfus ouvre cette collection dont on voit que la visée est d’abord poétique.  
Emprunté à un vers de Guillevic, le titre, Moi aussi, invite le lecteur à entrer dans ce livre à la couverture rouge vif, adjectifs et couleur qui siéent à l’auteur, parce qu’elle ne cesse de dire la vie, le corps, mais aussi parce que ce rouge est aussi une couleur de conte, celle du Petit Chaperon Rouge évoqué en exergue, dont le personnage est rapproché du poète car « ce qu’il répond surgit du plus profond de nous ». Ce « moi aussi », il ne faut pas l’entendre comme un geste d’égotisme, mais au contraire comme la possibilité donnée au lecteur d’entrer dans le livre, d’accompagner l’écriture du poète et d’y trouver sa propre place. 
 
La particularité de ce livre vient de qu’il n’est pas une anthologie au sens traditionnel mais un recueil composé d’une cinquantaine de poèmes extraits de ses ouvrages et d’un livre à paraître. Ariane Dreyfus n’a pas choisi de suivre un ordre chronologique ni même vraiment thématique, elle a organisé ses choix autour de huit parties - chacune introduite par une note - qui ont du sens par rapport à son œuvre et par rapport au lectorat, scolaire ou non : « Petit Poucet va toujours », « Le premier verbe : sortir », « Les amants sont des enfants heureux », « Comme un bouquet dans un verbe », « Quelques histoires d’amour d’amitié », « Maman je voudrais une histoire », « Ce qui rend l’homme plus humain », « D’un et de deux, de tous ». Ceux qui sont familiers de l’œuvre d’Ariane Dreyfus y reconnaîtront une traversée de son univers. On trouvera par exemple des évocations de l’enfance, du merveilleux associé aux contes, au cinéma, ou à la danse, chacun mettant différemment en jeu l’imaginaire et le corps. En un mot, on trouvera une attention à tout ce qui ouvre et permet d’être présent à l’autre (2), qu’il s’agisse d’un animal de compagnie, d’un poème, d’un mot d’enfant ou du désir. On pourrait le dire autrement en employant le mot amour. 
 
Objet érotique, le corps est aussi le lieu de contact privilégié avec cet autre, grâce à la bouche notamment (3), qui sert autant à dire les mots qu’à le toucher ; en témoigne une partie dans laquelle l’auteur a constitué « une anthologie de baisers », mélange de bouts de poèmes issus de six de ses livres. Célébration de l’amour charnel, de la sensorialité, du désir et aussi du sexe en tant que matière, comme s’ils entraînaient une découverte sans cesse renouvelée, ils disent la joie plus que le plaisir, une joie émerveillée d’être là, vivante, dans l’instant où elle devient possible. On comprendra dès lors l’engagement dans lequel certains poèmes s’inscrivent dès que la violence interdit cette liberté donnée au corps et à l’esprit, et la nécessité pour l’auteur de les faire figurer en bonne place. Dénonciation du viol, de l’excision, de l’argument religieux (« Mais Dieu, surtout pas » p. 36), les poèmes d’Ariane Dreyfus sont ceux d’une femme soucieuse du corps des femmes, stigmatisant les horreurs qui leur sont infligées. En creux, cela rejoint cette attention au monde, ce désir de la joie et de l’amour, sans que jamais cela ne verse dans la niaiserie ou le sentimentalisme.  
 
L’un des intérêts de ce livre est justement de mettre en évidence l’exigence et la variété de l’écriture d’Ariane Dreyfus. Vers courts ou développés, moments de prose, caractère allusif ici, réaliste là, construction narrative (voir par exemple le beau poème final, pp. 114-115) ou impressionniste, elle ne s’interdit rien pourvu que cela permette au poème de fabriquer sa justesse et son autonomie, entre imaginaire et réalité. « Pas de porte close dans le poème » (p. 66). On notera aussi l’importance du compagnonnage : Guillevic, Eluard, Michaux par exemple, entrent en résonance avec le travail de l’auteur de Moi aussi, par des exergues ou des citations greffées dans le corps du poème. On y ajoutera la présence de cinéastes, de chorégraphes et de danseurs, ou du peintre Gérard Schlosser (4) La poésie ne se fait pas seule, et Ariane Dreyfus a l’humilité de l’inscrire au cœur même de son travail, ce qui rend son écriture d’autant plus généreuse.   
 
Ludovic Degroote
 
Ariane Dreyfus, Moi aussi, Les Découvreurs, 126 p., 12,70 € 
 
1. Prix des Découvreurs
2. A l’autre plus qu’aux autres : la relation est le plus souvent individuée, non collective. Cette présence à l’autre induit une présence au monde, comme à soi. 
3. On se rappellera ce titre, La bouche de quelqu’un, Tarabuste, 2003. 
4. Nous nous attendons (reconnaissance à Gérard Schlosser), Le Castor astral, 2012.