"Cet été, marchant à travers les montagnes boisées de la Drôme, j'ai fait une découverte curieuse, curieuse et bien utile. Utile tout au moins pour les vieux marcheurs comme moi.
Les chemins de terre de la forêt s'élevaient doucement et se prêtaient aisément à la marche à la condition que l'on veille à ne pas trébucher sur les rochers affleurant le sol, les pierres ou les ornières. Conscient de ce danger, j'étais attentif à la surface du chemin et sélectionnais attentivement l'endroit où je devais poser le pied, réussissant à ne buter ou me tordre la cheville que rarement.
Ma prudence donnait donc de bons résultats mais avait deux désavantages : il ne s'agissait plus de marche dans la forêt mais plutôt de tangage, ensuite j'avais perdu la forêt ! Les plantes bordant le chemin, toutes en fleurs, les arbres et à travers eux la vue sur la vallée en contre-bas et les montagnes du lointain, tout cela était pratiquement perdu pour moi. Mon paysage se composait d'une paire de pieds visitant péniblement les vallées et montagnes en miniature de ma route.
Je fus rapidement rassasié de ce spectacle monotone et décidai d'adopter une façon de marcher complètement différente. Prenant délibérément des risques, je décidai de regarder résolument en l'air au lieu de regarder en bas. Là, à mi-hauteur, le chemin blanc bordé d'arbres s'élargissait, devenant flou en s'approchant de moi avant de complètement disparaître. Plus de crainte de terrain accidenté. je n'avais plus soudainement ni jambes, ni pieds courant le moindre risque. C'était comme si la route ici même avait été aplanie afin de permettre une marche aisée, ou plutôt comme si elle se déroulait toute seule. Plus de difficultés. S'il y avait quelqu'un qui cheminait (et ce n'était pas le cas), il marchait dans le vide. Non, je ne suis pas tombé ni ne me suis fait de foulure. Bien au contraire, j'avais acquis un pied de montagnard en ne possédant plus de pieds du tout. Et j'étais à même de profiter de la forêt ; la nouvelle méthode se révélait efficace !
Efficace tant que je ne me laissais pas absorber par le paysage, tant que je demeurais centré, conscient de moi-même en tant qu'espace dans lequel cette forêt toujours changeante se déployait, conscient ici de l'absence d'un quelconque marcheur, conscient de l'Absence ici, causant l'absence du sol difficile et irrégulier du chemin. Parce que, très vite, je découvris que si quelque chose me sollicitait à l'extérieur, si je perdais contact avec ma liberté ici, je recommençais à buter sur les cailloux. Il semblait que ce vide central fonctionnait au mieux quand je demeurais bien présent à sa vacuité. Il semble que j'avais consciemment à dissoudre l'approche de ces obstacles et les jambes et pieds qui tendaient à s'y associer.
Je me souvenais de la triste histoire du mille-pattes se promenant tranquillement dans l'herbe, jusqu'au triste jour où il rencontre un insecte jouant les importants qui lui demande comment il parvient à contrôler la marche d'un aussi grand nombre de pattes ? Quel expert il devait être pour coordonner avec une telle efficacité toutes ces articulations ! Pauvre mille-pattes, un regard anxieux sur ce complexe mécanisme de locomotion avait suffi à le paralyser à jamais !
Il y avait sur ma route des papillons nouveaux pour moi, des hirondelles au-dessus de ma tête et des insectes butinant les fleurs. Tous possédaient en vol une adresse incomparable : les papillons voltigeaient de-ci, de-là, pour éviter la capture ; les hirondelles, parfaites aviatrices de naissance, exécutaient allègrement les plus difficiles acrobaties auprès desquelles celles des humains paraissent maladroites, laborieuses et périlleuses. Il est certain que nulle hirondelle ne se retourne pour s'assurer de la présence de ses ailes ou de sa queue. Je présume qu'un seul regard suffirait à la faire tomber du ciel comme une pierre. Pour lui-même aucun oiseau n'est oiseau, aucun animal n'est animal et c'est pour cela qu'il se déplace pour nous avec une telle beauté. Il est l'espace devant lui.
Avez-vous jamais connu un chat marchant en regardant ses pattes, ou ayant buté sur un jouet oublié sur le sol ? Observez un enfant s'essayant à marcher. Il se penche, tendu vers ce qu'il y a devant lui, et il laisse ses petites jambes tituber comme elles peuvent quelque part derrière. La vérité (la version intérieure, à la première personne) est que nous apprenons à marcher sans jambes et que nous acquérons ces béquilles plus tard dans notre vie. Et avec quels résultats ? Observez au bord de la mer les enfants courant sur des rochers glissants, jetant à peine un coup d'oeil à l'endroit où ils posent leur pied, perdant néanmoins rarement l'équilibre, et comparez leur performance à la marche lourde, tâtonnante de leurs parents sur le même terrain se déplaçant comme sur des échasses !
Comment retrouver l'art perdu du petit enfant, du chat, de l'hirondelle ? L'art du geste juste, spontané, qui ne s'inquiète pas de ce qu'il y a à manipuler. Il n'est pas de retour possible vers le paradis de la petite enfance. Je ne peux plus simplement laisser le passage, faire de la place, à ces arbres et collines dans le lointain. Ce paysage ne suffit pas à me vider de moi-même. Pourquoi ? Parce que persiste l'idée que quelque chose ici (moi) réagit à quelque chose là-bas (pas moi). La tranquille certitude de tout adulte, la fondation de sa vie en tant qu'homme au milieu des hommes, (certitude d'autant plus massive qu'elle n'est jamais remise en question), et que là ; au centre de son univers, existe une chose, solide, opaque, colorée, compliquée, active, pratiquement invisible pour son possesseur et pourtant parfaitement réelle. Cette certitude humaine universelle ne s'exprime pas en autant de mots : c'est inutile, c'est trop évident, cela va sans dire. Et c'est un mensonge. En fait, c'est LE mensonge !
C'est un mensonge qui se répète, se transmet, se structure et s'intensifie, cette solidification progressive au fur et à mesure que l'on prend de l'âge, jusqu'au jour radieux où il est vu pour ce qu'il est : une absurdité. Bien qu'il ne me soit plus possible, comme l'hirondelle, d'être complètement libéré de moi-même en oubliant ma présence, je puis facilement, ici même, constater mon absence. Bien qu'il ne me soit plus possible de me perdre dans ce paysage forestier, je puis aisément découvrir que je suis l'espace dans lequel il apparaît. Bien que je ne puisse plus me permettre, comme le petit enfant, d'oublier mes pieds et ce sur quoi ils se posent, je puis aisément me souvenir de leur dissolution (me souvenir de le voir). Quand il y a claire conscience de cette absence ici, en train de marcher dans la forêt, la promenade ne peut être que bonne, reposante, facile et agréable. Sans une telle prise de conscience, la marche est dure. Ceci n'est pas une théorie, c'est le fruit d'une expérience. Le Vide, sa capacité d'absorber les moments tumultueux (et les moments paisibles) de la vie, est ici pour qu'on le mette à l'épreuve, pour qu'on s'en serve de jour comme de nuit.
Ce Vide, indicible, miraculeux, duquel vivent toutes créatures, cet incroyable tour-de-main intérieur (retournement en fait) qui est la propriété de chacun, cette absence de corps, centrale, qui anime et équilibre l'ensemble des corps qu'elle engendre est Une et la Même pour tous. Elle est intrinsèquement la Perfection même dans l'homme, l'enfant, le chat, l'hirondelle, le ver, la cellule, la particule... Mais alors dans ce cas comment peuvent exister toutes ces apparentes erreurs de fonctionnement, ces chutes et chevilles tordues sur le chemin de la vie ? Pour répondre il serait utile de distinguer clairement les trois stades, ou niveaux de comportement, que nous venons de considérer.
1 - Tout d'abord les créatures non humaines qui vivent sans questions et sans aucune obstruction de leur vacuité centrale et qui donc " savent " quoi faire, comment et quand le faire. Ces créatures, il est vrai, sont chacune spécialisées, assujetties à suivre un certain style de vie. Elles s'occupent strictement de leurs propres affaires. Et avec quels résultats ? La première toile ronde de la jeune araignée des jardins est techniquement un chef d'oeuvre. Pourtant l'araignée n'a jamais suivi aucun cours sur la construction des toiles et leur utilité. Là où j'habite, le ciel est parfois noir d'oiseaux, souvent d'espèces différentes, volant d'un côté et d'autre. Personne ne règle leur circulation, n'instaure de priorité à gauche ou à droite et pourtant je n'ai jamais constaté aucune erreur de vol. Ne parlons pas de collisions, ce sont des cas exceptionnels ! Chaque créature, à sa manière, est également brillante et également déroutante.
2 - A sa manière, évidemment, l'homme est encore plus brillant. Il est le grand dilettante, le parfait non spécialiste, le plus grand généraliste de la Nature. On trouve difficilement une des facultés animales, terrestre, aérienne ou aquatique, qu'il ne soit à même d'égaler, mais en général avec maladresse, de multiples erreurs, des abus et beaucoup de souffrance. L'homme est maladroit parce qu'il revendique un corps lui permettant d'être maladroit, et il est frustré et malheureux parce que cette " idée-de-corps " entrave cette " absence-de-corps " qu'il est en réalité. l'homme cesse de faire confiance à la Source de connaissance immédiate d'infinies ressources. Il s'en détourne en faveur de ce corps-intellect handicapé, minuscule, retors, instable et finalement irréel. Néanmoins c'est de lui qu'il attend des directives. Le résultat est atterrant et tellement désastreux que la survie de la race humaine en est menacée !
3 - Il existe un remède. Cela ne signifie pas qu'il soit nécessaire de retourner à l'inconscience de l'animal et de l'enfant, ni qu'il faille renoncer à l'immense acquis de la conscience humaine (Par laquelle l'homme est devenu capable de se considérer de l'extérieur ). Ce remède signifie accéder à une véritable prise de conscience de soi, ce qui veut dire une prise de conscience de Soi. Il signifie retourner chez soi, au point que l'on occupe et constater qu'il est inoccupé. Il signifie accéder au repos, au Centre immobile du monde mouvant. Il signifie voir clairement et me restituer à Moi-même ce Quoi et ce Que j'ai toujours été, ici même. Il signifie reconquérir à son plus haut niveau l'instinct naturel, la sûreté, la grâce sans effort, la spontanéité que l'homme, seul dans toute la création, est parvenu à détruire. Et tout cela revient à ceci : la seule manière sensée de marcher à travers la forêt du monde est de percevoir qu'il n'y a personne qui marche.[...]
Nacton Ipswich Angleterre - Aout 1980 traduit par Paul Vervisch Première publication dans Cahiers Métanoïa n°23