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2084, le chef-d’œuvre glaçant de Boualem Sansal

Publié le 30 octobre 2015 par Savatier

20842084, le dernier roman de Boualem Sansal (Gallimard, 275 pages, 19,50 €) ne s’impose pas à la légère comme l’un des événements principaux de la rentrée littéraire, car il se présente comme un brillant et inquiétant texte d’anticipation, dans le sillage du 1984 de Georges Orwell ; il devrait faire réfléchir plus d’un lecteur. L’auteur, adversaire avisé d’un politiquement correct dans lequel il voit avec raison le « cancer du monde », plaide pour l’impertinence, l’irrévérence à l’égard des religions en général et de l’islamisme radical en particulier, même si, au fil des chapitres, cette mouvance se dissimule toujours derrière une grille codée dont on acquiert facilement la clef de décryptage.

Son roman, parce qu’il déploie toute une dimension littéraire, repose d’abord sur un style très personnel, dénué d’hyperbole, de pathos, mais dense et complexe dans sa terrifiante ironie, un style où la place laissée aux dialogues se réduit au minimum et où les éléments narratifs prennent leur temps. L’histoire se situe en Abistan, sinistre empire tentaculaire né de la « Grande Guerre sainte » contre la « Grande Mécréance », dominé par la « forme gravement dégénérée d’une brillante religion » dont Yolah est le dieu et Abi son prophète. Soumission, prières, lapidations, décapitations publiques dans les stades le jeudi, contrôle permanent des habitants par des milices, mais aussi par des êtres surnaturels (les « V ») supposés identifier les mauvaises pensées et - ce qui est pire, mais parfaitement logique - par les Abistanais eux-mêmes, rythment le quotidien. La réflexion, le sens critique, dans ce qu’ils offrent de lumière, d’ouverture sur un doute salutaire, de dissidence aussi, n’ont aucun droit de cité. Pour les réduire, on a effacé l’Histoire, on a détruit l’intelligence et imposé une novlangue qui a rétréci au lavage de cerveau : ses mots se limitent à une ou deux syllabes. Dans ce pays aux dimensions planétaires ou supposées telles, règne la désolation et la piété, l’une étant fille de l’autre... et réciproquement. Pour mieux domestiquer les fidèles, on entretient la fiction d’un ennemi invisible, d’une guerre continuelle, d’un salut par le martyre. Le lecteur devine très vite ce à quoi le contexte fait référence...

Bien sûr, on pourrait évoquer l’intrigue, parler du héros rebelle presque malgré lui, nommé Ati, qui devient, progressivement, « l’homme debout dans un champ mitraillé » de René Char, mais dans une version assez naïve. On pourrait aussi parler de la corruption des apparatchiks pourvus de titres emphatiques jusqu’au ridicule qu’Ati découvre vivant dans un luxe ostentatoire, des conspirations et autres luttes de pouvoirs qu’il constate, de la misère des habitants qu’il partage, des lieux de pèlerinages issus de falsifications, pièges aux gogo de la ferveur, qui trahissent le mépris dans lequel le système tient les fidèles. Pour autant, la force de ce roman se trouve ailleurs.

Elle se situe d’abord dans la description minutieuse, sans complaisance ni caricature, de la nature du totalitarisme théocratique. La critique a beaucoup parlé, s’agissant de l’Abistan, de « dictature », mais c’est bien ici sa forme la plus extrême qui est présentée, au moins selon l’excellente définition qu’en donnait Hannah Arendt dans son célèbre essai. Car, quoiqu’en dise la doxa des bien-pensants, une dictature laïque (semblable, par exemple, à celles qui furent chassées par les Printemps arabes) réprimera la liberté et fera régner la terreur dans l’espace public, mais n’étendra pas sa surveillance sur la sphère privée ; elle reposera en outre sur une rationalité, certes variable selon la personnalité et le psychisme du tyran, mais avérée. Or ce qui distingue la dictature du totalitarisme, c’est précisément la faculté de ce dernier à intervenir, contrôler, réprimer jusqu’au sein des foyers, créant chez les citoyens un sentiment de peur permanent, accru par toute une dimension d’irrationalité et un omniprésent sentiment de culpabilité intrinsèques aux monothéismes. En cela, Boualem Sansal dresse une remarquable cartographie du totalitarisme théocratique.

Cette force se trouve ensuite, dans une analyse précise et, habilement, assez peu visible au premier abord, d’un phénomène que les Occidentaux de culture individualiste (au sens du psychologue Geert Hofstede) ignorent ou, pour certains, feignent non sans arrière-pensées d’ignorer, à savoir l’organisation sociale qui gouverne les cultures collectives (celles, précisément, qui ne sont pas occidentales), où chaque citoyen n’existe qu’en tant que membre du groupe auquel il appartient, où il doit strictement respecter toutes les règles imposées par celui-ci, abdiquer sa liberté sous peine de bannissement et d’autres sanctions. Or, l’Abistan est clairement une société de culture collective, dont chaque membre se sent investi du devoir d’intervenir (au mieux par un rappel à l’ordre, au pire par la délation) s’il constate un comportement dissident chez son voisin. Cet environnement est le terreau le plus fertile qu’on puisse imaginer pour qu’une religion radicale et mortifère, issu d’une minorité très agissante et visible, s’établisse et infecte l’ensemble du corps social, comme un cancer développe ses métastases. Dès lors, la soumission à la religion ne relève plus du choix individuel, mais d’une allégeance contrainte à la pression sociale laquelle finit, avec le temps, par devenir une norme communautariste qui ne souffre aucune discussion.

La presse a couvert ce roman d’éloges comme elle avait, en janvier dernier, jeté l’anathème contre Soumission de Michel Houellebecq, qui présentait cependant une vision bien moins glaçante d’une théocratie. Il faut pourtant toujours prêter attention aux artistes qui possèdent cette faculté de pressentir l’avenir, surtout si, comme Boualem Sansal, ils sont depuis longtemps confrontés au fanatisme religieux et à la barbarie qui en est le bras armé politique. Légitime à s’exprimer sans que s’abatte sur lui le délit, aujourd’hui aussi infâmant que vide de sens puisque créé par les intégristes eux-mêmes comme arme d’intimidation massive, d’« islamophobie », l’auteur ne propose pas une simple fable. Il alerte le monde de manière magistrale, comme dans sa « Lettre à un Français sur le monde qui vient » publiée dans Le Figaro du 16 septembre dernier. Face à une partie de l’intelligentsia bien-pensante, aveugle à la montée des intégrismes dont elle sous-estime la menace comme elle le fut face au nazisme dans l’entre-deux-guerres et au stalinisme ou au maoïsme jusque tard dans le XXe siècle, il pose un regard lucide sur un monde post colonial tout sauf binaire, où les uns n’ont pas ontologiquement tord et les autres intrinsèquement raison parce qu’ils descendraient respectivement des antiques oppresseurs et des anciens opprimés. Le roman s’ouvre sur un exergue : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. » Cette phrase, traduction moderne d’une autre, de Blaise Pascal, pourrait tout aussi bien faire figure d’épilogue.


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