En arabe, raïs (رئيس, raʾīs) signifie chef. Le Raïs, avec une majuscule, dont il est question dans le dernier roman de Yasmina Khadra, c'est Mouammar Kadhafi. Sa silhouette est d'ailleurs reconnaissable sur la couverture du livre, où, au-dessus de lui, brille la lune, dont la taille paraît démesurée par rapport à la sienne.
Une nuit, l'oncle maternel de Kadhafi lui avait dit que là-haut, dans le firmament étoilé, il y avait un astre pour chaque brave sur terre et, quand Mouammar lui avait demandé de lui montrer le sien, du doigt il lui avait désigné la lune... C'est-à-dire l'astre le plus visible, le plus grand en apparence, symbole de la mégalomanie par excellence.
Dans La dernière nuit du Raïs, comme le titre l'indique, l'auteur raconte l'ultime nuit de Kadhafi ici-bas, celle du 19 au 20 octobre 2011, alors qu'il s'est réfugié dans la ville de Syrte. Khadafi était né tout près de cette ville, le 19 juin 1942. Il allait y mourir en la quittant, il y a donc un peu plus de quatre ans maintenant. La boucle de son existence s'était alors bouclée.
On connaît la fin ignominieuse de ce tyran que fut Kadhafi. Il n'y a donc pas de suspense dans ce récit imaginé par Yasmina Khadra. Ce qui est original, c'est qu'il se met dans la tête du Raïs et raconte sa dernière nuit à la première personne. Et les pensées qu'il lui prête font réellement froid dans le dos, parce qu'elles sont cruelles et cyniques.
Ces pensées ne sont pas inimaginables. Elles sont sinon probables, du moins tout à fait plausibles. Elles sont symptomatiques des tyrans, dont Kadhafi devient l'archétype même sous la plume de Khadra. Elles lui collent donc bien à la peau et permettent de le comprendre. Ce qui ne veut pas dire approuver. Faut-il le rappeler?
Il ressort du récit de Mouammar Kadhafi, que son entourage appelle "frère Guide", qu'il est quelqu'un d'inflexible, qu'il méprise les dangers, qu'il se sent investi d'une mission divine: "Je suis celui par qui le salut arrive." (une Voix lui parle...), qu'il a de fréquentes sautes d'humeur, qu'il n'aime pas être blessé par les propos des autres et qu'il le leur fait payer.
Ainsi, au cours du récit n'apprécie-il pas ceux qui disent que "pour grandir il faut tuer le père", que "Dieu seul est infaillible" ou que "les massacres et le vandalisme ne sont pas des sortilèges, mais le résultat de nos errements". Il est "allergique aux observations qui, lorsqu'elles sont désobligeantes, [le] rendent fou au point de boire le sang du malappris".
Khadafi est un pur tyran et un tyran pur. Son comportement avec les femmes en est une illustration: "Il y en avait qui résistaient; j'adorais les conquérir comme des contrées rebelles. Lorsqu'elles cédaient, terrassées à mes pieds, je prenais conscience de l'étendue de ma souveraineté et mon orgasme supplantait le nirvana."
Ne l'est pas moins son comportement avec ceux qui discutent ses ordres, qui remettent en cause ses jugements ou qui, simplement, lui font la moue. Au mieux, il en remplit ses geôles, au pire, il les fait exécuter. Khadra lui attribue cette pensée en forme d'aphorisme: "Ma colère est une thérapie pour celui qui la subit, mon silence est une ascèse pour celui qui le médite."
Comme tous les tyrans, il n'accorde sa confiance à personne: "La confiance est une petite mort. Il me fallait me méfier de tout, en particulier des plus fidèles de mes fidèles car ils sont les mieux renseignés sur mes failles. Pour garantir ma longévité, je ne me limitais pas à squatter les esprits ni à corrompre les consciences - j'étais prêt à exécuter mon jumeau pour tenir à distance ma fratrie."
Cette méfiance ne désille pas ses yeux pour autant. Il tombe de haut quand il se rend compte de l'ingratitude de son peuple pour lequel il croit avoir tant fait: "J'étais son sésame; il me flattait pour que je lui tienne la chandelle pendant qu'il s'empiffrait à mes frais. J'ai fait d'une minable populace une nation heureuse et prospère, et voilà comme on me remercie."
Il y aurait peut-être moins de candidats à la tyrannie si on leur rappelait qu'ils ne font pas tous, loin de là, "une fin somptueuse". Ils feraient bien ainsi de songer, avant de devenir tyrans, à Robespierre, guillotiné après que sa mâchoire a été fracassée par une balle, à Mussolini, fusillé puis pendu par les pieds, ou, bien sûr, à Kadhafi, lynché par une foule avant de recevoir le coup de grâce d'une balle tirée à bout portant.
Francis Richard
La dernière nuit du Raïs, Yasmina Khadra, 216 pages, Julliard
Livres précédents chez le même éditeur:
Les anges meurent de nos blessures (2013)
L'équation africaine (2011)