~~ Une indécision récompensée D'après LE RENDEZ-VOUS (23 février 1889)
Chapeau sur la tête, manteau sur les épaules, madame Lauzin, assise dans son salon, ne pouvait se décider à se lever. Combien de fois pourtant, depuis des années, en l'absence de son mari, s'était-elle ainsi préparé pour rejoindre M. de Fervault en son logis de garçon !
La pendule, qui sonna trois coups, la mit debout. Elle sortit sans envie, en pensant : '' Il va s'impatienter !'' Au square de la Trinité, un siège tentateur lui tendit les bras : ''Je me repose un quart d'heure. Ce pauvre Fervault attendra. J'en ai vraiment assez de ce poison qui égrène les mots d'amour comme s'il récitait son chapelet sur un chemin de croix de l'amour.''
Maintenant assise, jambes allongées, Mme Lauzin l'imaginait pestant contre son retard....Elle le voyait chez lui, marchant à petits pas dans le couloir, ouvrant la fenêtre, la porte aussi peut-être, n'osant fumer (elle le gendarmait à ce sujet). Elle s'était assise face au clocher de l'église afin de bien voir tourner les aiguilles de l'horloge. Quand la demie a sonné, elle pensa : ''Autant de gagné ! Et puis je mettrai bien encore une demi-heure pour gagner la rue Mercœur. Je regarderai les vitrines ; je flânerai. Et voilà, cela fera une bonne heure volée !''
Elle traina les souvenirs de ses rendez-vous comme un fardeau. Ce n'était pas aussi douloureux qu'une consultation chez le dentiste, mais c'était beaucoup plus ennuyeux ! La nausée lui montait aux lèvres en songeant aux biscuits au gingembre, à l'odeur confinée de la chambre de Fervault, à ses volets prudemment fermés et aux : '' Laissez-moi, je vous prie, ma chérie, baiser vos jolies mains.'' Que son amant pouvait l'insupporter quand il s'agenouillait devant elle dans un mouvement si rituel qu'on eut dit, un vieil acteur jouant pour la centième fois le mélodrame d'un mauvais auteur. S'ensuivait une double corvée : se dévêtir puis se rhabiller sans l'aide d'une femme de chambre, tandis que Fervault tournicotait autour d'elle, gauche et empressé : " Permettez,...Laissez,... " Elle l'aurait giflé tant son manège l'exaspérait.
Quand l'horloge sonna les trois-quarts, elle se décida à sortir du square. Elle n'avait pas fait dix pas qu'elle tomba sur un vieil ami, Philippe de Bassompierre. Le baron lui dit :
-" Pourquoi n'êtes-vous pas encore venue voir ma collection d'estampes japonaises ? "
-" Mais, cher baron, vous n'y pensez pas,...une femme de mon rang, ...chez un garçon ! "
-" Comment ! En voilà une erreur ! Venir admirer une exposition d'une telle valeur chez un homme fréquentable n'a rien d'inavouable ! "
-" Au fond, vous avez raison. "
-" Alors, venez voir ma collection ! "
-" Quand voulez-vous ? "
-" Mais maintenant ! "
-" Non, je suis pressée, baron. " -
" Allons donc ! "
-" Vous m'espionniez ? "
-" Non, mais convenez que vous ne paraissez pas très pressée. "
-" Oui, c'est vrai,...pas très... "
Un fiacre passait à les toucher. Le baron s'écria : -" Cocher ! " La voiture s'arrêta. Il ouvrit la portière : -"Veuillez monter, amie très chère. " Il s'assit près d'elle et ordonna : -" 32 avenue Georges Mandel ! "