La grogne enfle et s'installe.
Il y a quelques jours, j'avais écrit un billet, puis un deuxième, pour dire ce que je pensais du mouvement de grève des pêcheurs français, et surtout de leurs revendications. Je n'ai pas changé d'avis.
Aujourd'hui, non seulement les marins pêcheurs de beaucoup d'autres pays de l'Union Européenne ont emboîté le pas aux Français, mais plusieurs autres professions, partout en Europe également, sont entrées en manifestations : les transporteurs, les taxis, les ambulanciers, les agriculteurs... J'en oublie peut-être.
Je l'avais prédit, mais je ne m'en réjouis pas pour autant.
Concernant les marins pêcheurs, je ne connais pas la fiscalité du gas oil qu'ils utilisent dans les autres pays. En ce qui concerne la France, ce carburant est totalement détaxé, et je maintiens donc que l'Etat ne peut intervenir en aucune manière sur son prix, sauf à leur accorder des aides directes, c'est à dire à prendre sur les impôts des autres citoyens pour les subventionner, ce qui est selon moi (et selon la Commission Européenne) contraire à l'équité. Certains peuvent appeler ça de la solidarité. Je redis ici que la solidarité est une valeur positive à condition de n'être pas contrainte, ce qui exclue toute mesure autoritaire de redistribution par l'Etat ou la puissance publique au moyen des prélèvements obligatoires.
Il n'empêche que le problème du prix de l'énergie est extrêmement grave, et pas seulement pour les pêcheurs ni les professions "en colère". Monsieur Tout-le-Monde est tout autant concerné par la chèreté du carburant "à la pompe", et par les augmentations importantes et répétées du gaz et de l'électricité. Je comprends parfaitement la grogne des usagers, dont je fais partie. Je comprends moins bien qu'ils se tournent une nouvelle fois vers l'Etat pour obtenir des compensations financières face à un problème qui n'a pas de rapport direct avec lui. Ou plutôt j'ai peur de comprendre : l'explication est peut-être assez simple et je vais tenter de l'exprimer simplement.
Depuis plusieurs décennies, et d'une manière qui s'accélère, les gouvernements successifs, surtout en France mais aussi dans beaucoup d'autres pays, ont développé et mis en oeuvre des politiques que l'on regroupe commodément sous le vocable d'Etat Providence. Il s'agit pour la puissance publique d'intervenir outrageusement dans la sphère économique au moyen de "redistributions des richesses" ou autres "tranferts sociaux" selon la terminologie employée. Le mécanisme est simple dans son principe : c'est en gros l'application de la devise de Robin des Bois : "prendre aux riches pour donner aux pauvres". Sauf que les définitions du riche et du pauvre sont tellement subjectives qu'on en arrive à prendre beaucoup à certains, pas forcément les plus riches, pour saupoudrer de maigres allocations les autres, pas forcément les plus pauvres. C'est ainsi que de "niches fiscales" en "crédits d'impôts", "revenus minimums" dits "d'insertion" et qui n'insèrent personne, et autres "primes pour l'emploi" qui ne créent aucun emploi, la charge pour le budget de l'Etat est telle que même des prélèvements honteusement importants sur le fruit global de l'activité, et la démotivation à produire qu'ils engendrent, ne suffisent plus et que la dette nationale est devenue abyssale.
Il n'empêche que le principe est tellement entré dans les moeurs que l'inconscient collectif le considère comme tout à fait naturel et normal. Si je suis malade, il est normal que la Sécu prenne en charge mes soins (même si je n'ai jamais cotisé à la Sécu) ; si je perds mon emploi, il est normal que je perçoive un revenu de remplacement, pendant une période la plus longue possible, sans être contraint d'accepter un autre emploi s'il ne me plait pas ; si je fais des enfants, il est normal qu'on me paie pour ça, même si je n'assume pas mes responsabilités de parent en terme d'éducation, et quel que soit mon niveau de revenus par ailleurs... Et ce ne sont là, malheuseusement, que quelques menus exemples. Tout cela est ressenti comme normal, au point que toute vélléité de réforme sur ces sujets provoque une révolte courroucée et violente.
Il ne serait après tout pas étonnant, à partir de là, que certains manifestent demain tout aussi violemment et tout aussi bruyament pour "exiger" des aides si les pluies sont trop abondantes, si le vent se lève, s'ils ont une rage de dents ou s'il y a beaucoup de taupes dans leur jardin ! Pourquoi pas ? L'Etat ne doit-il pas être naturellement "providentiel" ? Ou alors, à quoi sert l'Etat ?...
Alors, pensez, le pétrole à 150 $ le barril !... Pas étonnant que tout le monde se tourne vers l'Etat, au moyen d'actions illégales si besoin est. Que fait l'Etat ? La Providence est-elle en panne ? C'est proprement scandaleux...
Rassurez-vous, chers lecteurs, je ne suis pas complètement de mauvaise foi, et je sais bien, concernant le prix de l'énergie, que tout le monde n'est pas logé à la même enseigne que les marins pêcheurs, et que l'Etat prélève sur la vente de la plupart des carburants des taxes très importantes.
A titre d'exemple, les chiffres d'Avril 2008 communiqués par la Direction Générale des Douanes sont les suivants pour 1 litre de carburant "grand public" (moyennes nationales) :
Produit
Prix HT
Total
des Taxes
Prix TTC
Charge fiscale
(en %)
Super sp 95
0,5511
0,8329
1,3840
60,18
Super sp 98
0,5826
0,8391
1,4217
59,02
Gazole
0,6514
0,6394
1,2908
49,54
Fioul domestique
0,6508
0,1952
0,8460
23,07
On remarque que, sans ces taxes, le gazole pourrait être vendu "à la pompe" à 0,65 € le litre. Voilà qui laisse rêveur...
Il faut cependant apporter plusieurs nuances à un raisonnement trop rapide basé sur ces chiffres.
1) Les taxes sur les carburants rapportent à l'Etat 33,9 milliards d'euros. Un tel manque à gagner devrait obligatoirement être compensé par une augmentation de la fiscalité dans d'autres domaines. On peut considérer qu'un tel redéploiement serait judicieux eu égard aux intérêts des usagers des produits énergétiques, professionnels ou privés, mais il ne faut surtout pas s'imaginer que le budget actuel de l'Etat est capable de se passer d'une telle recette.
2) Les prix des énergies fossiles vont obligatoirement continuer d'augmenter dans l'avenir, et sans doute à un niveau que nous n'imaginons pas encore. Toutes les conditions sont en effet réunies pour que leurs prix montent : rareté de la ressource (les réserves sont évaluées à quelques dizaines d'années au plus) et demande accrue (notamment par les "pays émergeants").
S'ajoute à celà la spéculation internationale, notamment du fait des pays producteurs eux-mêmes. Les fonds souverains atteignent des sommets encore jamais égalés. On peut d'ailleurs aisément comprendre que des pays comme l'Arabie Saoudite, pour ne parler que d'elle, qui n'ont pas d'autre ressource naturelle que le pétrole, préparent activement, y compris sur le plan financier, l'ère de l'après-pétrole. C'est une donnée incontournable, et il faut s'y adapter et non rêver à un retournement de tendance qui n'arrivera pas.
L'une des conséquences est que, même allégés de ces taxes, les prix des énergies fossiles deviendront à moyen terme insoutenables pour nombre d'utilisateurs. Il semble acquis que d'ici une quarantaine d'années, et à condition que la demande ait faibli suffisamment d'ici là pour que les réserves ne soient pas totalement taries, seule l'aéronautique pourra continuer à utiliser le pétrole, sachant que c'est dans ce domaine que les énergies de substitution sont les plus délicates à mettre en oeuvre.
Plutôt que de considérer un peu vite que les Etats détiennent la solution providentielle du problème et qu'il est tout à fait naturel d'exiger d'eux des aides qu'ils auront bien du mal à mettre en oeuvre, il serait bien plus intelligent de prendre le vrai problème à bras le corps, et d'effectuer la migration nécessaire vers les énergies renouvelables. Et là non plus, ce n'est pas l'Etat qui peut le faire à notre place. Ceux qui sauront s'adapter s'en sortiront. Les autres disparaîtront. Et l'Etat n'y peut rien...
Mais comme il s'agit là d'un raisonnement totalement à contre courant de la philosophie collectiviste à laquelle une majorité se raccroche désespérément, je suis persuadé que je vais encore soulever des commentaires courroucés, et, pire, que ce sursaut individuel et libéral que j'appelle de mes voeux ne verra sans doute jamais le jour, sauf peut-être contraint et forcé...