Le premier roman d'Orhan Pamuk, Cevdet Bey et ses fils, sorti en 1982 dans sa version originale, vient de paraître
au format de poche. Il offre trois sujets de consolation aux écrivains dont
l’œuvre ne recueille pas tous les éloges. D’abord parce les éditeurs turcs ne
se sont pas précipités pour le publier. Ensuite parce que la traduction
française a été vraiment longue à venir. Enfin parce que le futur lauréat du
Prix Nobel de littérature 2006 n’est pas entré tout armé dans le roman :
celui-ci n’est pas parfait, sa construction est moins solide que celle d’autres
ouvrages mieux connus, il y a quelques longueurs dans des conversations. Malgré
tout, et c’est moins consolant pour les écrivains dont nous parlions, ce
premier roman manifeste une ambition peu banale, embrasse 65 ans de la vie
sociale turque à travers une multitude de personnages dont chacun est
magnifiquement campé et s’étend sur un nombre considérable de pages. Cela a
suffi à Orhan Pamuk pour cueillir quelques lauriers dans son pays et commencer
ses séjours à l’étranger.
Trois époques balisent les parties du roman.
En 1905, Cevdet Bey rêve d’une vie plus aisée grâce au
commerce qu’il désire développer, d’une belle maison où il installera sa
fiancée devenue sa femme, puis leurs enfants. Les choses arrivent à peu près
comme il le désire, car il a les pieds sur terre et n’a d’autre ambition que
matérielle. Il se garde d’entrer dans les débats politiques provoqués par les
Jeunes-Turcs que son frère aîné, Nusret, défend avec passion malgré la
tuberculose qui l’affaiblit et l’emportera. En une centaine de pages, Orhan
Pamuk pose les bases développées dans la suite du roman : le conflit
latent, voire ouvert quand le sultan échappe à un attentat, entre la tradition
et la modernité. Celle-ci est comprise comme l’esprit des Lumières, les
penseurs du dix-huitième siècle qui ont préparé la France à la Révolution. La
tension touche les personnages : Cevdet Bey préférerait que rien ne change
pour assurer la stabilité des échanges commerciaux (mais il accroîtra sa
fortune grâce à la guerre) ; son ami Fuat Bey voudrait, comme Nusret, « la fin du despotisme et
l’instauration de la liberté ». Des positions incompatibles.
De 1936 à 1939, période de la deuxième partie, une évolution
sensible s’est cependant produite. La Turquie s’est ouverte aux idées
occidentales, a même pris un peu d’avance sur le reste du monde en ce qui
concerne la condition de la femme. Mais ce qu’espéraient les Jeunes-Turcs
est-il pour autant advenu ? Les riches ne sont-ils pas toujours
dominateurs à l’extrême, traitant leurs employés comme des esclaves et
suscitant néanmoins l’admiration de ceux-ci en raison même de leur
richesse ? Les esprits semblent avoir évolué moins rapidement que le pays,
bien des contradictions demeurent. Elles marquent les relations humaines jusque
dans les couples. La nouvelle génération reproduit en grande partie les
attitudes de la précédente. Qui s’efface : Cevdet Bey meurt alors qu’il
travaille à collecter les souvenirs de sa vie, cinquante ans de commerce
racontés dans des Mémoires sur lesquels il ne se fait aucune illusion :
les autres ne comprendront pas ce qu’il a voulu faire, ni qui il a vraiment
été…
En 1970, alors qu’un malaise de plus en plus aigu gagne
l’armée turque, le passé surgit sous une double forme. D’une part, un cahier de
Cevdet Bey, ses fameux Mémoires. De l’autre, le Journal que tenait son fils
dans la deuxième partie. Ils rappellent les changements successifs qui ont
affecté jusqu’à l’alphabet. Et met en lumière la prudence avec laquelle le
présent doit interpréter le passé : « S’imaginer
l’ancien temps comme un tout homogène est une erreur vieille comme le
monde ! C’est ainsi que pensent les gens qui voient le passé comme un
paradis. »
Les trois générations se superposent sans s’annuler, se
succèdent en oubliant parfois ce qui les a précédées et a fait d’elles ce
qu’elles sont. Orhan Pamuk est là pour remettre l’ensemble en perspective.