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Atelier d’écriture n°193 : « Profondeurs »

Par Ellettres @Ellettres

© maman Baobab

J’ai touché l’eau juste une demi-seconde après mes frères et mes cousins.

Pffh, que les compétitions m’ennuient. Pas de pot, mes compagnons de vacances raffolent de ça. N’importe quelle situation est prétexte à compète. Celui qui termine sa glace en premier, celui qui saute le plus loin, celui qui grimpe le plus vite dans l’arbre… On passe notre temps à se mesurer les uns aux autres. Comme je n’aime pas être tout seul, je suis. Résultat, je suis souvent dernier, mais je m’en fiche. D’toutes façons, j’ai la réputation de « rêveur » parce que je lis énormément. Et je me rattrape le soir, quand je leur raconte des histoires, une fois qu’on est tous couchés dans nos lits serrés les uns contre les autres, dans le grenier de la maison de tante Barbara.

Cette fois-ci, nous étions sur le ponton de la piscine de Dinard. C’est une super piscine dans la mer, avec des rebords pour plonger. Mon cousin Carles a lancé à la cantonade : « Celui qui arrive le premier à la bouée a gagné ! » et je n’ai même pas eu le temps de dire ouf qu’ils avaient déjà tous plongé, les costauds. Léopold avait même lâché son body-board sur le bord, alors qu’il y tient tellement. Je l’ai vu en me retournant. Il flottait tout seul, abandonné.

La bouée, elle était en pleine mer. De loin, on dirait qu’elle est proche, mais plus on s’approche, plus elle s’éloigne, c’est étrange. La tête sous l’eau, la tête sur le côté, les jambes en pagaie… ou en pagaille. J’essaie de me souvenir des cours de crawl que m’a donné Carles, mais au bout de 5 minutes je bois la tasse, je m’étouffe, je recrache et j’ai un point de côté. Finalement j’irai plus vite en brasse, même si c’est une « nage de filles » comme dit Carles. Tant pis, de toutes façons ils ne me voient pas, ils sont loin devant. Je vois leurs bras qui se lèvent à intervalles réguliers, et leurs têtes qui brillent au soleil.

Je commence ma brasse, la tête sous l’eau car j’ai mon masque. En même temps je peux voir ce qu’il y a au fond, même si ça me fait un peu peur. J’ai toujours l’impression qu’un requin ou un monstre de mer va m’attraper par le bout du pied. Mes jambes tressaillent comme celles d’une grenouille à cette simple pensée et sur quelques mètres je vais un peu plus vite. En fait, je ne vois pas grand chose à part des algues. Il y a beaucoup de sable en suspension et les grains scintillent sous le soleil. Mes muscles se détendent et je nage tranquillement.

C’est en levant la tête hors de l’eau pour respirer que je l’ai vue. Un bout de nageoire bleutée. Elle est rentrée aussi vite dans la mer qu’elle en était sortie. Et si c’était un… ? Je plonge la tête sous l’eau. Brouillard. L’eau est beige, pas du tout la couleur qu’elle a en surface. Soudain, j’aperçois un miroitement. Je crois à un grain de sable. Mais non. Le miroitement reprend, plus fort ; je commence à mieux distinguer mieux les formes des algues, des petits poissons et des rochers en bas.

Et là je la vois. La nageoire, puis les écailles miroitantes comme des vitraux d’église, puis… Non. C’est pas possible. Je deviens dingo ou quoi ? Après les écailles, un dos, un dos humain ! Un dos de jeune fille plus exactement, avec la lanière du bikini lacée derrière, semblable à tous ceux que portent les filles sur la plage de Dinard. Et une chevelure qui s’étale derrière comme la nappe que tante Barbara secoue au vent après le déjeuner. Pris de stupeur, je ne réfléchis plus. Je prends un grand coup d’air et je replonge, je décide de la suivre. Elle prend son temps, on dirait qu’elle fait son marché entre les algues, qu’elle parle aux poissons. A un moment elle prend un galet et on dirait qu’elle se regarde dedans, comme dans un miroir. Ses mouvements sont très gracieux. Elle plie et déplie ses cheveux d’or. Je préfère quand elle les laisse libres, on dirait qu’ils mènent leur propre vie, comme des anémones de mer. Elle ondule, elle passe sous des bancs de poissons. Heureusement que la mer n’est pas très profonde à cet endroit, car sinon je la perdrais de vue, obligé que je suis de revenir en surface toutes les vingt secondes.

Une pensée se forme lentement dans ma tête. Si mon apparition existe vraiment, il faut que j’entre en contact avec elle, de quelque manière que ce soit. Sinon les autres ne croiront jamais à mon histoire, ils penseront que je leur fais le coup du « raconteur », ou que le soleil m’a trop tapé sur le crâne. Mais comment parle-t-on à une sirène ? Avec des glouglous ? Avec les mains ? Avec des ondulations de tout le corps ? Les sirènes parlent-elles le langage des poissons et des dauphins ? Et puis d’autres questions se bousculent, les unes derrière les autres, dans ma tête : est-ce que les sirènes ont des familles ? Je me souviens qu’Arielle, la petite sirène de Disney, a un papa. Est-ce qu’elles ont peur des requins ? Que mangent-elles ? Ou dorment-elles ? C’est l’occasion rêvée de percer ce mystère de conte de fées.

Je décide de lui effleurer le dos. Pour cela, je prends une énorme bouffée d’air et je plonge à pic. Je progresse mètre après mètre. Elle s’est arrêtée devant une méduse translucide, et semble lui causer avec animation, en bougeant les bras. La méduse fait de même avec ses tentacules. J’ai peur mais je poursuis. Je la touche presque…

Au moment où j’ai voulu lui toucher l’épaule, elle s’est retournée, m’a souri et s’est évaporée en milliers de particules brillantes. La méduse aussi est partie. Je suis remonté comme un ballon qui se dégonfle, et j’ai cogné la bouée avec ma tête. Les autres étaient là mais ils ne m’ont même pas aperçu. Ils se disputaient pour savoir qui était arrivé en premier. Moi je ne disais rien et je me laissais flotter sur le dos, en étoile. J’avais gardé quelques grains multicolores sur les épaules et la marque d’une minuscule queue de poisson sur le bras.

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©D.B. 26.10.15


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