- Non non, ne partez pas tout de suite, 'je peux tout vous espliquer', comme aurait dit le pauvre Ugolin dans Manon des sources. D'abord, plutôt qu'au titre en tant que tel, je vous invite à vous intéresser au slogan de la page couverture: " Qui a tué Roland Barthes? " nous demande-t-on. On dirait un policer, non? Eh bien oui, justement, il s'agit d'un roman policier mettant en scène le gratin des intellectuels français.
Mais d'abord qui est (ou plutôt était) Roland Barthes? Pour simplifier disons que c'est en quelque sorte le père le la sémiologie, la science des signes. Née de la linguistique, cette discipline a rapidement acquis ses lettres de noblesse grâce à Barthes.
L'homme est une machine à interpréter et, pour peu qu'il ait un peu d'imagination, il voit des signes partout : dans la couleur du manteau de sa femme, dans la rayure sur la portière de sa voiture, dans les habitudes alimentaires de ses voisins de palier, dans les chiffres mensuels du il y a forcément une explication et elle est sémiologique), dans la démarche fière et cambrée de la femme noire qui arpente les couloirs du métro devant lui, dans l'habitude qu'a son collègue de bureau de ne pas boutonner les deux derniers boutons de sa chemise, dans le rituel de ce footballeur pour célébrer un but, dans la façon de crier de sa partenaire pour signaler un orgasme, dans le design de ces meubles scandinaves, dans le logo du sponsor principal de ce tournoi de tennis, dans la musique du générique de ce film, dans l'architecture, dans la peinture, dans la cuisine, dans la mode, dans la pub, dans la décoration d'intérieur, dans la représentation occidentale de la femme et de l'homme, de l'amour et de la mort, du ciel et de la terre, etc. Avec Barthes, les signes n'ont plus besoin d'être des signaux : ils sont devenus des indices. Mutation décisive. Ils sont partout. Désormais, la sémiologie est prête à conquérir le vaste monde. (p. 11)
Le monsieur était donc une très grosse pointure intellectuelle, une sorte de Einstein dans on domaine, si on veut. Et comme les plus grands génies, il n'avait pas besoin d'enrober ses idées de tout un fatras hermétique pour asseoir sa notoriété (enfin, pas trop). Ses livres, dont Mythologies et Fragments d'un discours amoureux ont cartonné en librairie comme sans doute aucune autre publication spécialisée dans le domaine n'a réussi à le faire, rejoignant même le grand public (en quelque sorte). À côté de lui, les Julia Kristeva (du moins celle du début, dont l'un des premiers ouvrages portait un titre en grec ancien " [Séméiôtiké] " (fallait le faire), les Jacques Derrida et les Tzvetan Todorov de ce monde n'avaient qu'à aller se rhabiller. Petit aparté ici pour confesser que, si je n'ai jamais rien compris aux écrits de Todorov, en revanche j'aimais bien prononcer son nom et je l'aurais sans peine imaginé être repêché par Montréal. Voyez comme ça aurait bien sonné: " Le but du Canadien compté à 11 minutes 23 par Tzvvvvvvetannnnn Todorovvvvvv avec l'aide de Markov et Suban. Cris de la foule en délire.
Bon, je m'éloigne. Toujours est-il que ce Roland Barthes est mort bêtement en 1980, renversé par une camionnette alors qu'il traversait la rue pour se rendre au Collège de France préparer son cours après un repas avec François Mittérand (qui, je le rappelle, n'étais pas encore Président, mais ça n'allait pas tarder). Je me souviens très bien que ça avait créé toute une commotion à l'époque. Comme la mort de John Lennon, mais en plus petit quand même. Le gars était au zénith de sa gloire et son œuvre était fort probablement encore devant lui plutôt que derrière. Bref, une perte inestimable pour la pensée humaine.
Là où ça devient intéressant, et je reviens ici au roman, c'est lorsque Laurent Binet pose la question suivante: Et si cet accident n'en était pas un finalement. Si on avait délibérément attenté à la vie du chercheur pour lui dérober quelque chose d'important. Et là, sans vouloir brûler les punchs, je vous rappellerais (remarquez, je ne m'en souvenais pas moi-même) que le célèbre linguiste russe Roman Jakobson (il joue pour les Bruins de Boston maintenant) n'a répertorié que 6 fonctions du langage. Je vous épargne les détails. Mais bon, le président Giscard se demande si ce drame ne serait pas l'occasion de remuer un peu de boue, quitte à salir au passage François Mittérand. L'enquête est confiée à l'inspecteur Bayard, un lourdeau de droite qui ne comprend décidément pas grand chose aux sphères de haute culture dans lesquelles il doit manœuvrer. C'est pourquoi il s'adjoint rapidement les services d'un jeune surdoué de la sémiologie, le professeur Simon Herzog.
Ce couple dépareillé mais néanmoins efficace va conduire une enquête complètement échevelée qui nous fera voyager dans les hauts lieux du savoir, à Paris, à Bologne, à l'Université Cornell puis enfin à Venise. Nous y croiserons de vrais intellectuels, dont plusieurs sont encore vivants: Umberto Eco, Julia Kristeva et Philippe Sollers pour ne citer que ceux-là. La trouvaille de Binet c'est de mêler ces vrais personnes à sa fiction politique et policière. L'expérience est intéressante mais on a parfois l'impression que l'auteur en profite pour régler quelques comptes. Il faut voir ce qu'il réserve à Sollers, ce phallus intellectuel, dont il brosse le portrait en paon infantile, narcissique et, pour tout dire, grotesque. Ouch!
Le trait de génie de l'auteur est sans doute d'avoir imaginé un univers parallèle et glauque, où ces maîtres de la pensée s'amusent à s'affronter dans des joutes intellectuelles autour d'un thème imposé. Ça ressemble diablement au " Fight Club ", sauf qu'on se bat avec des mots et que le perdant, eh bien le perdant, on lui coupe un doigt.
Tout ça est évidemment bourré de références à la culture française mais, au final, c'est très amusant. Je ne suis pas certain que le livre va trouver son public au Québec cependant. Imaginez: bien qu'il s'agisse d'une parution récente, le titre n'est offert qu'en commande spéciale chez certains libraires. Dommage...
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