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Collectifs de citoyens : un phénomène d’engagement nouveau ?

Publié le 22 octobre 2015 par Asse @ass69014555

Selon l'anthropologue Sophie Fesdjian, l'émergence spontanée de collectifs citoyens, extrêmement déterminés mais manquant d'expérience, perturbe les organisations traditionnelles (partis, associations caritatives) jusqu'alors habituées à avoir le monopole de l'aide - et du contrôle - des migrants.

En quoi l'apparition de collectifs de citoyens pour venir en aide aux migrants vous semble un phénomène d'engagement nouveau ?

Un élan citoyen est en train de s'imposer face à l'inaction de l'État. Des centaines d'individus, qui n'ont pas d'habitude militante, se mobilisent pour venir spontanément en aide aux réfugiés, et forment des collectifs informels.

À Paris par exemple, on a vu apparaître un " collectif des réfugiés de la porte de Saint-Ouen ", et un autre qui soutient " les migrants de La Chapelle ", appelés ainsi parce qu'ils ont campé des mois sous le métro aérien de cette station du métro, avant d'être évacués par la police début juin. Ces collectifs s'inventent avec l'aide des réseaux sociaux comme Facebook, outil qui permet de diffuser rapidement l'information en provenance du terrain et de mobiliser largement sans passer par les responsables d'associations ou les partis politiques traditionnels. Par ailleurs, l'usage du téléphone portable et l'échange de textos entre les migrants et ceux qui les soutiennent est une arme efficace et inédite dans la construction de leurs luttes.

Qui sont ces citoyens ?

Ce sont souvent, au départ, des voisins du quartier qui se sont mobilisés, pour aider les migrants qu'ils croisaient au quotidien : leur dénuement et leur détresse, ainsi que les interventions policières souvent musclées, leur apparaissaient insupportables et ont été un déclencheur de solidarité. Puis ces mouvements ont pris de l'ampleur. Par exemple, grâce à un petit collectif, quelques 750 migrants afghans, soudanais ou érythréens et leurs soutiens, issus du collectif de La Chapelle, occupent depuis fin juillet le lycée désaffecté Jean-Quarré, dans le 19ème arrondissement de Paris (1). Les membres du collectif, grâce aux dons des Parisiens, leur assurent un toit et des repas quotidiens, mais aussi des cours de Français, un suivi juridique pour leur demande d'asile, des soins médicaux ou des vêtements, et cela sans aucune aide matérielle de l'État. Ce type d'initiatives spontanées s'est toutefois heurté à ceux qui se présentent comme " spécialistes " des migrants : pour reprendre l'exemple du collectif de La Chapelle, quand les migrants se sont mis en grève de la faim pour protester contre leurs conditions d'hébergement, plusieurs associations caritatives ont porté plainte contre des membres du collectif, qui soutenait les grévistes.

Comment expliquez-vous que ce nouveau type de collectifs entre en conflit avec des associations plus anciennes d'aide aux migrants ?

Travaillant depuis de nombreuses années sur ces questions, j'observe que ces collectifs s'imposent dans des actions informelles et dans un dialogue avec les pouvoirs publics, alors que jusqu'ici des groupes radicaux de gauche ou des associations caritatives occupaient le terrain. Or, ces associations traditionnelles portent un discours de lutte sociale classique (l'opposition entre patron et ouvriers), souvent empreint de paternalisme postcolonial, qui se trouve en décalage avec la réalité vécue par les migrants. Les nouveaux migrants ne peuvent en effet pas être aidés et contrôlés " d'en haut " comme ceux qu'ils soutenaient habituellement depuis les années 1970-1980, car ils ne sont pas issus des groupes historiquement dominés en France : immigrés de l'ancien empire colonial, mal logés ou, plus récemment, Roms.

Face à eux, la chose nouvelle, c'est le fait que de simples citoyens décident d'agir, sans appartenance politique : c'est le cas de ce médecin cardiologue qui exerce en centre médical à Paris et à Saint-Ouen, Patrick Bouffard. Il a décidé de soigner bénévolement les migrants malades du campement de la porte de Saint-Ouen qu'il croisait tous les jours devant son lieu de travail et d'alerter les pouvoirs publics tout en relayant les informations urgentes aux différents bénévoles, qui ont ainsi formé une équipe efficace. Les familles sont actuellement enfin à l'abri, après un an d'un parcours apocalyptique entre le périphérique et l'hôpital Bichat. Elles sont logées dans un hôtel Formule 1 par la mairie du 18e arrondissement, qui a agi sous la pression du collectif.

Que nous disent ces nouveaux collectifs sur le plan de la citoyenneté ?

Ces collectifs sont composés d'individus certes parfois naïfs et débutants, mais qui apprennent vite car ils sont présents au quotidien, de nuit comme de jour, mobilisés autour d'un seul mot d'ordre : ne plus accepter que les pouvoirs publics laissent à la rue des femmes, des enfants, des hommes dans le pays riche qui est le leur et dont ils ne veulent plus avoir honte. Face à ces mobilisations qui n'ont pas peur de s'engager dans une lutte parfois féroce, les associations caritatives, les associations de lutte pour les droits, les partis politiques se trouvent perturbés dans leurs habitudes exclusives d'aide et finalement de contrôle des migrants. Ils sont probablement aussi embarrassés, car leurs modes d'action paraissent peu efficaces et sans doute usés. Une recomposition globale de l'activité militante est peut-être en train de voir le jour, émanant de simples citoyens. Sans doute moins individualistes que ce que l'on pourrait penser, ils savent bien que notre société violente ne les épargnera pas, eux non plus, s'ils ne la changent pas. Le mot solidarité reprend ainsi du sens, un sens collectif.

Anthropologue, chercheuse au LéaV, laboratoire de l'Ensa-Versailles.
Enseignante contractuelle à l'Ensa de Paris-Malaquais.
Article publié par Sciences Humaines
Interview de Régis Meyran - Mis à jour le 14/10/2015


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