Beaucoup ont tendance à voir les féministes comme un groupe monolithique, dont les membres seraient interchangeables. Le féminisme est, plus que jamais, riche de personnalités très diverses.
J'ai donc décidé d'interviewer des femmes féministes ; j'en connais certaines, beaucoup me sont inconnues. Je suis parfois d'accord avec elles, parfois non. Mon féminisme ressemble parfois au leur, parfois non.
Toutes sont féministes et toutes connaissent des parcours féministes très différents. Ces interviews sont simplement là pour montrer la richesse et la variété des féminismes.
Bonjour, peux-tu te présenter ?
Peggy Sastre, 34 ans à l'heure actuelle. Même si je « passe pour » une femme, je me considère comme neutre du point de vue du genre, surtout dans le sens où mon sexe ou ma sexualité n'a absolument aucune espèce d'importance sur ce que je considère être mon « identité » (concept avec lequel j'ai beaucoup de problèmes, mais passons). Question C.V., après trois ans de prépa littéraire, j'ai suivi des études de philosophie abouties par un doctorat, en me spécialisant sur les liens entre Nietzsche et le paradigme darwinien. Professionnellement parlant, j'écris et je traduis, notamment pour la presse (Slate, l'Obs, en particulier) et l'édition. Le 22 octobre, je sors chez Anne Carrière mon 4ème livre signé de ma seule main, et le 6ème en comptant les deux que j'ai rédigés en collaboration avec Charles Muller. Le 5ème/7ème est en préparation, il est prévu pour février 2016 aux éditions Favre.
Depuis quand es-tu féministe et quel a été le déclic s'il y en a eu un ?
Je dirais que j'ai toujours été féministe par défaut. Par défaut, j'entends que je n'ai pas été réellement formée au féminisme, ni même que j'ai ressenti un quelconque déclic, vécu un avant/après. J'ai grandi dans un foyer où il n'y avait pas de différence perceptible de statut entre ma mère et mon père ou entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes. La seule figure vraiment machiste et « phallocratique » que j'ai pu connaître jeune, c'est mon grand-père et tout le monde se foutait de sa gueule quand il pestait, comme il pouvait le faire, s'il ne présidait pas les tables des repas familiaux, par exemple. Même s'il pouvait se montrer vociférant, verbalement violent, etc., il n'a jamais eu la quelconque emprise sur personne dans ma famille. Il était vraiment considéré comme une sorte de fossile ridicule. De mes parents en général et de ma mère en particulier, je n'ai ressenti qu'une seule pression : bien réussir à l'école pour ne pas vivre dans la misère. Je n'ai jamais été éduquée à une quelconque importance des tâches domestiques, par exemple. Chez moi, côté ménage, les parents se partageaient les corvées et les enfants n'en foutaient pas une, comme s'il fallait les « protéger » de ça. De même, je n'ai jamais ressenti qu'on m'espérait un destin différent de celui de mon frère et réciproquement. Au cours de mon éducation familiale, le couple, le mariage, le foyer ou même la sexualité ont plutôt été rangés du côté des obstacles ou, a minima, des trucs vraiment secondaires dans la vie.
Même à l'école, je n'ai jamais ressenti que j'étais brimée (ou, à l'inverse, valorisée) à cause ou grâce à mon « identité » féminine. Durant toutes mes études, exception faite de la fac et de certains rapports de séduction avec des profs (ce que j'explique d'ailleurs principalement par un facteur mathématique : plus on avance en philo, moins il y a de filles en proportion, et encore plus dans mon cursus orienté philo analytique et philo des sciences, donc il y a moins d'offre et les mecs sont au taquet), jamais je n'ai eu le sentiment d'un traitement sexuellement différencié. Jamais je n'ai entendu « tu es une fille/femme, donc tu peux/tu ne peux pas ». Dans ma vie professionnelle non plus, même si je suis encore moins représentative que pour le reste, vu que les ¾ de ma carrière se sont pour l'instant déroulés en indépendance et en télétravail. En gros, j'ai toujours été féministe sans vraiment le savoir, et j'ai vraiment su que je l'étais en me rendant compte que plein de gens, et surtout des femmes, ne l'étaient pas.
De la sorte, si déclic il y a eu (= l'envie d'écrire dessus, d'avoir un discours « public » sur la question) c'est avec la rencontre/fréquentation, à partir de l'âge de la fac, je dirais, de femmes qui m'ont fait chier sur mes choix personnels – le fait de ne pas vouloir d'enfant et le revendiquer, par exemple, le fait d'avoir été violée et de m'en foutre, d'avoir vécu mon avortement comme l'un des plus beaux jours de ma vie, etc. Personnellement, en matière de conservatisme et d'anti-féminisme, j'ai beaucoup plus eu à pâtir de femmes que d'hommes. Et même d'un point de vue extra-personnel : j'ai quelques amies putes ou actrices pornos, et la plus grande violence, en proportion, qu'elles subissent vient de femmes. Idem pour les personnes trans ou appartenant à des minorités sexuelles « visibles » qui peuvent ou ont pu faire partie de mon entourage : le gros du bataillon conservateur, maximaliste, correcteur, remetteur dans le droit chemin, etc., est féminin. Après, je sais qu'il faudrait que je note tout bien dans un petit carnet et vérifie que je ne suis pas biaisée sur cette question, ce qui est tout à fait probable, mais c'est ma perception.
C'est pour cela que mon féminisme a été « activé » par l'état, que je considère assez déplorable, dans lequel se trouvent une grande majorité de femmes à l'heure actuelle, dans les cercles que je peux fréquenter et/ou observer. Pour le résumer à gros traits, j'observe une dissonance entre les « principes » et les « actes », entre la théorie et la pratique. Et cette dissonance rend maboule. Plein de femmes se disent féministes, gueulent dès qu'un marketeux ose vendre un rasoir pour poils de chatte, mais dans les faits, leur plus grande aspiration consiste à s'attirer un mec, à le garder coûte que coûte (même s'il faut fermer les yeux sur plein de trucs), elles crient sur les toits dès qu'elles sont « en main », elles gogolisent totalement avec leurs/les enfants, etc. Des trucs qui, en soi, ne me dérangeraient pas du tout (ma « religion », c'est que chacun fait ce qu'il veut tant qu'il ne tente pas d'imposer ses vues à autrui) s'il n'y avait pas, par ailleurs, une espèce de « culture de l'indignation », du donnage de leçon qui me crispe à cause justement de cette contradiction paille/poutre et hôpital/charité. A l'inverse, j'ai beaucoup plus de tendresse, si ce n'est d'admiration pour les femmes et les filles (car c'est un phénomène que j'observe plutôt chez des ados ou chez de très jeunes femmes) qui s'offusquent si je dis qu'elles sont féministes, mais qui, pragmatiquement, vivent une vie que je considère comme telle : elles valorisent l'indépendance et l'individualisme, ne font pas de la vie sentimentale et/ou familiale l'alpha et l’oméga de leur existence, elles sont outrées à l'idée que le sexe puisse avoir une quelconque influence sur les opportunités professionnelles, etc.
Beaucoup de féministes diraient que tu n'es pas féministe voire que tu fais le jeu des masculinistes, que peux-tu répondre ?
Ma personnalité fait que je suis très peu sensible aux critiques, comme d'ailleurs aux compliments. Même quand on m'insulte, non seulement je subis un processus de dépersonnalisation (« ce n'est pas de moi qu'on parle »), mais s'il m'arrive que je puisse concevoir qu'on parle de moi, je m'en fous, ça ne me concerne pas, ça me passe au-dessus. Au mieux ou au pire, ça peut me faire sourire ou me décevoir, si par exemple cela vient d'une personne à laquelle je tiens, mais cela ne me touche pas, au sens le plus strict du terme, je ne suis pas « atteinte ». Je pense que c'est une « case » dont mon cerveau n'a pas été dotée, parce que là encore, il n'y a pas eu de déclic, de formation, de processus de « développement personnel » qui a pu m'aider à « acquérir » cette indifférence, elle a toujours été là. Après, pour théoriser le truc, je crois vraiment que les jugements appartiennent aux gens qui les formulent, les ressentent, pas à ceux qui en sont la cible. Tant qu'on ne franchit pas, bien sûr, la frontière physique. Donc si des féministes pensent que je ne le suis pas ou que je fais le jeu des masculinistes (pire : que j'en suis), grand bien leur en fasse.
Cela étant dit, en tant qu'intellectuelle, cela me fait plaisir quand on me comprend et pas plaisir quand on ne me comprend pas. Donc cela ne me fait pas plaisir qu'on puisse penser que « je suis » à l'opposé de ce que « je suis » en réalité. Je ne peux pas faire le jeu du masculinisme, voire être masculiniste, parce que je n'aime pas le pouvoir, je suis contre tout pouvoir. Mon monde idéal est plein de diversité et vide de hiérarchie. Et même, dans toute la gamme des pouvoirs possibles, c'est le pouvoir masculin que je trouve le plus con, le plus affligeant, celui contre lequel j'aurais envie de me battre le plus. Reste que je ne pense pas qu'on puisse se battre contre quelque chose sans comprendre pourquoi ce quelque chose en est venu à être ce qu'il est, comment il a pu faire souche, s'encroûter, etc. Et c'est un processus qui demande, nécessairement, d'admettre quels ont pu, quels peuvent être ses avantages. Mais isoler de tels avantages ne veut pas dire que je les valorise, moi, dans mon échelle de valeurs personnelle, car ce n'est vraiment pas le cas.
Aussi, en vieillissant et en avançant dans mon « œuvre », je me rends compte qu'au final, ne pas être comprise me fait plaisir, car cela me force à m'expliquer, à gommer les ambiguïtés (ou, a contrario, à souligner qu'il existe des ambiguïtés « indécidables »), à clarifier des trucs, etc. Même si je sais que je ne suis pas encore parfaitement pédagogue (parce que, très basiquement, j'ai un plus grand plaisir à apprendre qu'à enseigner), je sais que je suis partie d'un point où je me disais « yolo, tous des cons, j'avance, je m'en branle », à « ok, je m'en branle, mais si en m'arrêtant deux secondes je peux corriger une erreur – qu'elle soit de mon fait ou de celui de mon 'audience' – dans la manœuvre, c'est toujours ça de pris ».
Là où je pourrais être anti-féministe, c'est dans le fait qu'une certaine « mystique » féministe actuelle me navre, dans ce qu'elle me semble contre-productive. J'ai l'impression que, dans beaucoup de cercles, on s'accroche davantage sur des questions sémantiques qu'autre chose, et de manière extrêmement totalitaire, étouffante, on est vraiment dans de la novlangue idéologique. De la même manière, qu'une grosse partie du féminisme actuel soit, justement, aussi idéologique dans le sens le plus péjoratif du terme me donne l'impression d'une balle tirée dans le pied. Idem pour la prépondérance accordée à l'émotionnel sur le rationnel. Pour reprendre la formule d'Arnaud Vauhallan, je pratique un « féminisme abordé par la pensée et non par le militantisme ». Je n'ai rien, a priori, contre le militantisme, je suis même fascinée par beaucoup de mouvements purement militants, comme le pacifisme de Martin Luther King, mais ce n'est pas ma guerre. J'aimerais, à l'inverse, que des militants essayent de me « respecter » qu'importe que je ne mène pas la leur. Il y a de la place pour (à peu près) tout le monde.
Tu sors un livre La domination masculine n'existe pas. J'aurais une seule question : pourquoi ce titre ?
De un, il faut savoir que je suis nulle en titres et en résumés, c'est vraiment un truc qui me donne des vapeurs et, dans mon monde idéal, il n'y aurait pas de titre sur rien, à la limite des numéros pour différencier les choses, mais c'est tout. De deux, j'écris des livres et des articles, pas des slogans. Cela étant, un titre doit être le meilleur compromis possible entre des objectifs commerciaux (titiller la curiosité, en bien comme en mal) et des objectifs intellectuels (coller au mieux au propos exposé). En l’occurrence, surtout si on l'associe à l'image de couverture (le tableau « Jeunes spartiates » de Degas, qui a été trouvé du premier coup par mon éditeur Stephen Carrière comme s'il avait été branché en prise directe avec mon cerveau), je trouve que ce titre réussit au mieux le challenge, surtout par rapport « aux titres auxquels vous avez échappé ».
Même si on peut comprendre le besoin d'objectif commercial pour ton éditeur et pour toi, ce titre est une véritable provocation - dans le mauvais sens du terme - pour beaucoup de féministes. Beaucoup d'opposants au féminisme risquent de nous agiter ton livre sous le nez en disant que "même une féministe dit que cela n'existe pas". Ne crains tu pas ce retour de bâton ?
Ben s'ils l'agitent dans ce sens, c'est qu'ils n'ont pas lu le livre. Donc non, cela ne me fait pas du tout peur. Au contraire, je m'amuse plutôt à l'idée que plein d'anti-féministes puissent se précipiter dessus pour conforter leurs biais, et risquent d'en sortir soit déboussolés, soit retournés dans leurs a priori. C'est un peu un livre d'entrisme féministe, en fait. En outre, je considère que la "provocation" appartient à ceux qui se sentent provoqués, pas à ceux qui semblent provoquer. Dans le cas contraire, on justifie le tabassage de pédés ou le passage à l'AK47 de dessinateurs de presse. Et puis, intellectuellement parlant, la provocation est souvent une rampe d'accès à une pensée différente – c'est-à-dire l'acte même de penser – et je ne vois pas ce qu'il y a de négatif ou de risqué là-dedans. Ne pas être "provoqué", "chamboulé", c'est stagner.
Pourrait-on dire ou créer le terme "féministe évolutionniste" pour te définir ?
J'ai créé moi-même le terme d'évoféminisme pour définir « ma » pensée, c'est-à-dire un féminisme qui prend comme base, comme matière, le paradigme darwinien et évolutionnaire. Mais aussi un féminisme évolutif, en mouvement, en état perpétuel d'amendement, de correction, d'adaptation, etc. Comme l'est la science moderne et comme l'est le vivant. Depuis plusieurs années déjà, beaucoup de chercheurs darwiniens ont « inclus » du féminisme dans leurs travaux pour faire de la meilleure science. C'est le cas, par exemple, de la primatologue Sarah Blaffer Hrdy, qui a été une des pionnières en termes de réévaluation du rôle dévolu aux femelles dans la sélection sexuelle. M'est avis que le féminisme devrait inclure ce que la science nous apprend de nous-mêmes pour devenir lui aussi meilleur.
Qu'est-ce que la sélection sexuelle dont tu parles beaucoup dans tes livres ?
C'est le second mécanisme de l'évolution découvert par Darwin, objet de son ouvrage La descendance de l'homme. Le premier, énoncé dans l'Origine des Espèces, est la sélection naturelle : ce qui fait que les espèces (c'est-à-dire les individus qui les composent) changent au cours du temps en s'adaptant aux contraintes de leur environnement, parce que ces variations leur procurent un avantage différentiel dans le cadre de la lutte pour la survie. Exemple schématique : telle forme de dent va être naturellement sélectionnée parce qu'elle est plus efficace pour mastiquer, et donc pour extraire des calories de tels aliments présents dans tel environnement, et donc pour survivre, et donc pour se reproduire, et ainsi de suite. La sélection sexuelle, c'est tout ce qui relève, au sein d'une même espèce à reproduction sexuée et chez l'un des deux sexes, des traits favorisés (ou non) par les membres de l'autre. Très souvent, la sélection sexuelle est même « plus forte » que la sélection naturelle, comme la force électromagnétique est plus forte que la force gravitationnelle. L'exemple classique, c'est les plumes du paon : du point de vue de la sélection naturelle, ces plumes sont débiles, car elles attirent les prédateurs, mais reste qu'elles ont pu perdurer car les paonnes adorent ces plumes – elles copulent davantage avec des mâles colorés, avec plein de grosses plumes remarquables, qu'avec les plus ternes et moins dotés en plumage. Au bout d'un moment, parce que les avantages « sexuels » des traits « extravagants » supplantent leurs coûts « naturels », ils en viennent à dépasser/supplanter les traits « discrets ». D'autres traits peuvent avoir autant d'avantages sur le plan de la sélection sexuelle que de la naturelle, comme la taille ou la musculature, par exemple : au cours de l'évolution, les femmes ont pu favoriser les hommes grands et/ou musclés parce que ces traits leur procuraient (à eux) un avantage en termes de survie, ce qui par la même occasion leur permettaient (à elles) d'accéder à des avantages en termes de reproduction. En résumé, ce qui relève de la sélection naturelle est sélectionné par l'environnement, ce qui relève de la sélection sexuelle est sélectionné par le sexe avec qui vous devez en passer pour vous reproduire, mais ces deux mécanismes sont évidemment loin d'être toujours hermétiques l'un à l'autre.
Tu parles de "évoféminisme" c'est-à-dire un féminisme qui prend comme base, comme matière, le paradigme darwinien et évolutionnaire". Peux tu nous définir ce qu'est l'Evolution et le paradigme darwinien ?
L'évolution, c'est la modification graduelle et perpétuelle des espèces vivantes en réponse et en fonction des contraintes spécifiques de leur environnement. Je parle de paradigme darwinien parce que si, à la base, Darwin (et Wallace) a découvert des lois biologiques, leur très grande force scientifique est de pouvoir s'appliquer à un nombre extraordinaire de processus, loin d'être limités au cadre strict de la biologie. Il y a, par exemple, une évolution culturelle : les cultures changent, elles aussi, au cours du temps sous la pression de contraintes environnementales, contextuelles. Des chercheurs travaillent aussi sur la médecine darwinienne – comment certaines maladies peuvent être envisagées (et traitées) comme des syndromes maladaptatifs, à l’instar de l'obésité, des troubles métaboliques comme le diabète, le cancer, la maladie d'Alzheimer et autres démences séniles, etc. –, il y en a d'autres qui se spécialisent en psychologie ou même encore en éthique évolutionnaires. Le champ de ce « paradigme » est très vaste, parce que les champs d'application des lois fondamentales découvertes par Darwin – notamment : les éléments les plus adaptés perdurent et se développent, les moins adaptés périclitent et disparaissent – le sont tout autant. Les objets changent, mais les mécanismes fondamentaux restent les mêmes. Sans vraiment le savoir lui-même, Darwin a découvert l'infrastructure la plus essentielle du monde vivant, dans tous ses aspects. En l'état actuel des connaissances, aucun « secteur » du vivant n'échappe aux lois découvertes par Darwin et affinées depuis par ses successeurs. Un processus d'affinage qui est d'ailleurs toujours en cours.
Ton précédent livre Le sexe des maladies parlait de la médecine différenciée ; peux-tu nous en parler ?
La médecine différenciée est née d'un constat, fait en gros depuis la fin des années 1990 : un tas de maladies ont un « tableau » significativement différent selon le sexe du malade. J'ai voulu faire ce livre pour synthétiser au mieux et au plus accessible l'état des connaissances en la matière, parce qu'elles sont aujourd'hui plus que conséquentes. D'abord d'un point de vue purement scientifique : statuer de ce qui est. Mais aussi d'un point de vue relativement « militant », parce que l'idéologie de « l'indifférentalisme » sexuel – pour résumer : il n'y aurait pas de différences d'ordre physiologique entre hommes et femmes, et même si c'était le cas, les différences socioculturelles (construites et « déconstructibles ») sont bien plus importantes, dans tous les sens du terme, et ceux qui prétendent/défendent le contraire cherchent à (ré)établir une hiérarchie conservatrice entre les sexes – peut être atrocement délétère pour la recherche médicale et, en fin de compte pour la prise en charge des patients (qui sont souvent dans ce cas des patientes). Par exemple, il y a quelques années, des féministes américaines s'étaient insurgées contre une mise à jour de la notice d'un somnifère, le zolpidem (Stilnox) parce qu'elle précisait que les femmes devaient en prendre la moitié d'une dose « normale » pour en ressentir les effets escomptés. Pour dénoncer ce qu'ils estimaient être du « sexisme », des groupes avaient fait le pied de grue devant le laboratoire en question, envoyé des pétitions au gouvernement fédéral, etc. En fin de compte, la modification de la notice avait été actée – sur la base de connaissances vieilles déjà d'une dizaine d'années à l'époque –, mais si cela n'avait pas été le cas, des femmes auraient continué à prendre une dose trop forte d'un somnifère et auraient eu davantage de risques d'effets secondaires, et notamment d'accidents de la route causés par une baisse de leur vigilance. En quoi est-ce que féministe de faire passer des « principes » devant la réalité, surtout quand ces principes peuvent avoir comme conséquence très réelle d'envoyer des femmes s'emplafonner dans des platanes ? C'est absurde et c'est dangereux. Comme je le disais plus haut, j'aborde le féminisme par la pensée, les faits, la méthode rationnelle. Et si ces éléments en viennent à se révéler contradictoires avec des principes d'inspiration idéologique, alors ce sont eux qu'il faut modifier, parce que la réalité est dramatiquement bien moins « flexible ». Napoleon Chagnon dit souvent qu'il y a deux types d'anthropologues : ceux qui collectent les faits et font des théories permettant un tant soit peu de les ordonner, au risque de les modifier si jamais de nouveaux faits ou des faits plus précis apparaissent, et ceux qui font des théories et qui, s'ils trouvent des faits qui leur sont contradictoires, estiment qu'ils se sont trompés dans leurs calculs. Cette dichotomie peut, à mon sens, être appliquée au féminisme. Si votre idéologie ne « colle pas » avec le réel, il y a de plus grandes chances que ce soit votre idéologie la fautive, pas la réalité.
Tu écrivais en 2010 un hommage à Valérie Solanas appelé Ex utero manifesto ; c'est un texte extrêmement violent - ceci dit sans jugement - comme peut l'être Scum manifesto. Es-tu pleinement en accord avec ce texte en 2015 ? Est-ce qu'il te semble que ton écriture et ta pensées sont moins radicales aujourd'hui ?
Je dirais que mon écriture me semble surtout moins « lyrique » aujourd'hui, même si j'aime bien, par ci par là, distiller des paragraphes un peu plus « emportés » que d'autres. Reste que je suis toujours d'accord avec ce texte : à mon sens, l'un des plus gros obstacles que les femmes ont à surmonter pour devenir les égales des hommes, et notamment pouvoir jouir des mêmes opportunités, c'est tout ce qui a trait à leur appareil reproductif. Qu'on le fasse de manière symbolique ou prosaïque, notamment avec l'utérus artificiel que j'appelle plus que jamais de mes vœux, mais qu'on le fasse. Ou, plus précisément : que celles qui ont envie de le faire puissent en avoir les moyens. Et j'aime toujours autant Valerie Solanas (que j'ai toujours appréciée d'un point de vue littéraire, je précise en passant).
Si l'on invente l'uterus artificiel, quel devient l'utilité des femmes, tant au niveau de l'évolution qu'au sein d'un monde patriarcal ? Ont-elles encore une utilité ?
Non, vu qu'on aura toujours besoin d'elles pour produire des ovules, en attendant d'inventer des ovules artificiels. D'ailleurs, dans notre monde patriarcal comme tu dis, on est scientifiquement plus proche de produire en série des spermatozoïdes synthétiques que des utérus ou des ovules, comme on est bien plus proche du clonage humain par parthénogenèse que de l'auto-suffisance reproductive des hommes, au risque de les rendre bien plus rapidement inutiles...
En outre, il est extrêmement peu probable que l'utérus artificiel, même s'il est inventé, devienne le mode général de reproduction de l'humanité, comme aujourd'hui la PMA est loin d'être le mode « par défaut » de reproduction ou comme « tout le monde » ne se sert pas de contraception, etc. Cela ne fera qu'ouvrir une nouvelle porte, diversifier encore un peu plus « l'offre » reproductive disponible.
Tu traduis extrêmement souvent pour Slate des textes de Lauren Wolfe, peux tu nous parler d'elle ? Pourquoi choisis tu aussi souvent de la traduire?
Je la suis et connais son travail depuis assez longtemps, grâce à « Women under siege », un site qui documente, pour parler d'une façon très générale, le « viol comme arme de guerre », c'est-à-dire les liens entre conflits et violences sexuelles infligées aux femmes. Quand j'ai vu qu'elle commençait à être publiée dans Foreign Policy, que Slate.fr a le droit de traduire, je me suis jetée dessus parce que c'est le genre de voix qu'on entend assez peu, je trouve, en France. D'un côté, elle a un bagage journalistique extrêmement solide – c'est une des meilleures reporters que je connaisse –, de l'autre, une vision militante très forte, sans que ni l'un ni l'autre ne se grignotent. Enfin, elle choisit des sujets, parle de pays, etc. à mon sens sous-traités dans la presse en général et la francophone en particulier. Pour résumer, la plupart du temps, ses articles me font dire « elle va non seulement apprendre des trucs aux gens, mais aussi leur faire comprendre que les trucs qu'ils pensaient savoir ne sont en fait pas si vrais », soit, selon moi, ce qu'on peut souhaiter de mieux à des lecteurs.
Tu avais co écrit avec Lola Lafon une tribune sur Polanski ; pourquoi ce choix ? Pourquoi cette affaire-là t'a marquée plus spécifiquement ?
Parce que cette affaire, notamment dans son traitement médiatique, était un peu le prototype d'une affaire de viol et de ce que beaucoup de femmes violées peuvent endurer. Le fait que même dans une « histoire » où les faits sont connus, sans aucune ambiguïté, où il y a des preuves, où l'accusé ne nie pas, etc., on arrive non seulement à une lacune de justice, mais à une inversion totale de la réalité où le « bourreau » devient la « victime », et inversement. Mais ça, c'était avant les affaires DSK, qui ont sans doute tout explosé en la matière.
Ensuite, cela m'intéressait de travailler avec Lola Lafon et non seulement de proposer une synthèse publique de nos points d'accords, mais de le faire d'une manière plus littéraire que proprement argumentative.