D'après Maupassant (N°9)

Publié le 21 octobre 2015 par Dubruel

D'après UNE PARTIE DE CAMPAGNE (2 avril1881)

La voiture s'arrêta devant l'auberge Au bon accueil.

Sur une pancarte, on pouvait lire : Fritures et matelotes, Barques et balançoires.

Mme Dutoit descendit la première. C'était une femme forte en chair, trop serrée dans un corset dont la pression rejetait la masse fluctuante de sa poitrine jusqu'à son double menton. Puis, M. Dutoit et Florence, sa fille, mirent pied à terre. L'apprenti, Émile, déchargea la grand-mère. On détela la jument. On l'attacha à un piquet ; la voiture piqua du nez ; les brancards tombèrent sur le pavé.

Mme Dutoit et sa fille, Florence, s'installèrent sur les balançoires. Florence prit rapidement son élan. C'était une belle fille de vingt ans, les yeux très bleus, les cheveux très noirs et soyeux, la bouche charnue, une de ces femmes dont la simple vue vous fouette d'un désir subit. Chaque fois qu'elle s'élevait dans les airs, ses efforts soulignaient le creux de ses reins. Elle tenait les cordes de l'escarpolette les bras tendus au-dessus de sa tête si bien que sa poitrine se dressait à chaque impulsion qu'elle dispensait et que sa jupe se soulevait dévoilant ses jambes blanches et fines.

Assise sur l'autre balançoire, Madame Dutoit gémissait :

-" Émile, viens me pousser ! "

Ayant retroussé les manches de sa chemise, l'apprenti la mit en mouvement avec une peine infinie. Ses formes tremblaient comme de la gelée sur une assiette. Quand elle fut élancée, elle eut un vertige angoissé et poussait des cris perçants.

Après cet épisode, on se mit à table. Une servante vint prendre la commande : friture, coq au vin, salade, gâteau au chocolat, et pour la soif une bouteille de Beaujolais et une carafe d'eau.

À la table voisine, deux canotiers, Henri et Florent, finissant leur repas, jetèrent un sourire déférent mais rapide vers la mère Dutoit et un regard avide vers sa fille.

-" Faisons connaissance ", proposa Henri à son camarade. Les deux rameurs se levèrent. Ils avaient une belle prestance. Ils exhibèrent leurs bras musclés et nus pour épater Florence qui tournait la tête ...par bienséance.

Tandis que Mme Dutoit, sollicitée par une féminine curiosité, admirait ces musculatures d'un air attendri et les comparait à celles de son mari qu'elle avait depuis longtemps cessé de vénérer.

-" Un bien beau temps, monsieur ", lança la grosse dame à Florent, voulant se montrer aimable.

-" Oui, madame; venez-vous souvent ici ? "

-" Oh ! Une ou deux fois par an, pour prendre l'air ; et vous, monsieur ? "

-" Moi, j'y viens dès que je peux. "

-" Ah ! Vous avez raison. Ici, c'est mieux que Paname. "

-" Oui, certainement. "

-" Un peu plus de coq, mon amie ? ", demanda M. Dutoit à sa femme.

-" Non merci. "

-" Je vais manger le foie, c'est le morceau que je préfère. "

Maintenant, Florent se tapait sur la poitrine pour en montrer la dureté.

-" Oh ! Quelle vigueur ! ", s'exclama Mme Dutoit

On prit le café. On but une fine. On chanta quelques couplets pimentés. Puis on se leva.

M. Dutoit entreprit quelques mouvements d'assouplissement avant d'aller se pendre aux anneaux, gauchement. Les canotiers invitèrent les dames à faire un tour en yole sur la rivière. Henri apporta à M. Dutoit et à l'apprenti deux cannes à pêche et des appâts. L'espérance de prendre du goujon alluma le visage rubicond de M. Dutoit qui, avec Émile, partit s'asseoir au bord de l'eau.

Henri se dévoua; il prit la mère.

-" Au petit bois de l'île ! ", cria-t-il.

L'autre demanda :

-" Comment tu t'appelles ? "

-" Florence. ", répondit-elle dans un sourire gracieux.

-" Tiens ! Moi, je m'appelle Florent ! " Précisa-t-il en la couvant d'un regard rempli de douceur. Assise dans le fauteuil du barreur, la jeune fille fut troublée jusqu'aux os par l'œil du rameur qui frôlait sa peau.

-" Nous vous rejoindrons dans un instant car Mme Dutoit veut encore boire un gorgeon avant d'embarquer ! ", avertit Henri à l'attention de l'autre équipage.

La yole de Florent fila à vive allure et accosta à quelques encablures. Il saisit son équipière aux hanches et la porta au travers d'un inextricable fouillis de roseaux et de branches jusqu'à un asile introuvable que le canotier appelait en riant son cabinet particulier.

Ils s'assirent l'un près de l'autre. Lentement, le bras de Florent tentait d'entourer la taille de l'aventurière. Elle, n'éprouvant aucun embarras, repoussait, avec un naturel désarmant, la main audacieuse. Mais soudain, lui vint un amollissement du cœur et des désirs infinis de bonheur. Alors, le jeune homme l'étreignit doucement. Elle ne le repoussait plus. Ils restèrent ainsi un long moment serrés l'un contre l'autre.

Mme Dutoit et Henri ne devaient pas être loin car on percevait de tendres éclats de voix féminine et de faibles cris de satisfaction.

Florent avait posé la tête sur l'épaule de sa jeune conquête. Puis, fiévreusement, il embrassa ses lèvres. Elle fit semblant de se révolter et, comme pour éviter un nouveau baiser, elle se renversa sur le dos. Aussitôt, Florent s'abattit sur elle la couvrant de tout son corps. Il trouva encore sa bouche et s'y fixa longuement. Elle lui rendait ses baisers, deux pour un. Le désir l'affolait. Sa résistance chancelait.

Un peu à l'écart, derrière un buisson, on s'agitait. Florent crut voir un jupon qu'on rabattait précipitamment sur une jambe adipeuse. Au bras de son canotier, l'énorme madame Dutoit apparut à moitié dévêtue, l'œil brillant, la poitrine orageuse. Des rires convulsifs illuminaient sa figure. Elle saisit Henri par la ceinture et posa un gros baiser sur son épaule.

On regagna bientôt les yoles et l'on revint à l'auberge.

M. Dutoit s'impatientait sur la berge. La voiture était attelée et la grand-mère déjà installée. Les canotiers serrèrent les mains masculines et adressèrent aux deux femmes un simple au-revoir. Un soupir et une larme leur répondirent.