Dans ce débat poignant « Réacs contre Bien-pensants » où certains voudraient nous voir nous absorber actuellement, les « intellectuels » montrent au fond leur vrai visage. Ni intelligence des choses – en dépit de leur prétention au titre de champion – ni nouveauté conceptuelle. Seul compte l’effet immédiat. L’image. Etre pour tout ce qui est contre et contre tout ce qui est pour. Seul souci : éviter la masse. L’intellectuel est une sorte de dandy que le silence infini des espaces prolétaires effraie. Seul compte l’écart splendide où il se tient. Mais attention : pas un écart véritable, qui vous conduirait à la marge, inconnu, loin de tous. Non, un écart style entrechat, un entrechat bien visible au contraire, bien central pour qu’il n’échappe à personne. Un entrechat pile poil taillé sur mesure pour les média de divertissement, la compréhension de leurs présentateurs et la somnolence de leurs spectateurs. Ainsi danse l’intellectuel de salon, d’événement en événement, au grès des micros qui se tendent. « Exister ! », beugle cet éperdu.
Ne nous y trompons pas. J’ai longtemps été estomaqué par le culot de nos intellectuels. Bien loin de l’autorité savante et universitaire qui avait façonné les vieux « maîtres à penser », il y avait ce côté incurablement hâbleur et dilettante. Flamboyant et buissonnier à la fois. Un style « Même pas peur » d’autant plus gonflé qu’on aurait eu bien du mal à situer leur spécialité, ainsi d’ailleurs que leur apport conceptuel à l’histoire des idées. Où une Hannah Arendt, où un Günther Anders ? Hélas il ne s’en trouvait pas. Et il restera si peu de tant de livres, de tant de bruits. Lesquels figurent encore dans les bibliographies des travaux philosophiques sérieux ? Pratiquement aucun. C’est qu’il s’agissait d’autre chose que de philosophie. Mais de quoi ?
Nos « intellectuels » se sont longtemps montrés casaniers : à la terrasse du Flore, devant un cendrier plein et la pose flatteuse. Pour draguer il y avait eu le rock ; et voilà que la philosophie se montrait brusquement tout aussi efficace ! Sartre et Beauvoir avaient servi de modèle, et du coup tout le monde pouvait se croire en capacité d’écrire son « Etre et le Néant ». Il suffisait de quelques lectures diagonales, de dictionnaires des citations à placer en toutes circonstances et de conversations de bistrot tard le soir passablement arrosées. Deleuze rêvait à une Pop Philosophie comme on avait la Pop music, et il ne manquerait pas des jeunes gens, tel Mehdi Belhaj Kacem, alors proche d’Alain Badiou, pour reprendre le flambeau.
Mais dans le sillage des intellectuels engagés, mais qui n’étaient engagés que de surcroît, et dont les écrits faisaient œuvre (les Sartre, les Foucault, les Bourdieu…), vinrent les « nouveaux philosophes ». Juvéniles aux joues roses, cheveux longs et sens de la formule, on aurait dit nos potes, en moins cradingues et plus démerdes. Bien sûr pour ce qui était du pop et du populo, on était servi : BHL, 20e fortune de France, n’avait rien d’un marginal besogneux ni d’un bouseux monté en graine ; et ceux qui citaient davantage sa chemise blanche que toute phrase qu’il aurait pu émettre ne devaient être que des jaloux qui ne s’y connaissaient pas en matière de confection. Tout ce (nouveau) petit monde, sérieux comme des papes, chaperonné par la papesse Françoise Verny, avait une mission claire : en finir avec le communisme. L’ordre venait du Palais giscardien, mais se perpétua en écho avec l’arrivée « de-la-gauche-au-pouvoir ». « On n’est plus des gogos », semblaient proclamer ces bébés-penseurs qui venaient après, bien après la révélation du goulag et qui avaient la prétention d’en remontrer à Hegel en personne. On n’allait plus se faire avoir par ces foutues utopies à la con ! Les marxistes et les autres !
Et c’est là où les intellectuels, à défaut de nous convaincre, nous charmèrent tout à fait. Ils n’étaient jamais dupes. Nous, pauvres tares, on avait vaguement appris, durant nos fort brèves humanités, que le doute était un bon début pour se mettre à penser. Et voici que ces jeunes gens nous terrorisaient par leur assurance, leurs voix posées, leurs regards inflexibles. Eux ne doutaient de rien. On avait l’impression que même lorsqu’ils avaient tort ils avaient encore raison. Et nous nous en voulions de nos réticences à nous livrer tout entier au pur plaisir de croire en cette caste rayonnante, pérorante et violemment péremptoire : les intellectuels.
A cette époque, les années 80-90, les intellectuels devinrent éditorialistes et les éditorialistes intellectuels. Ce savant mélange des genres suffit au petit commerce des premiers et au capital symbolique des seconds, qui n’en espéraient pas tant, passant des colonnes de leur journal aux vitrines des libraires. La confrérie des intellectuels n’y gagna pas, mais, au point où elle en était, elle n’en fut nullement amoindrie. Et ce petit monde grossit et embellit à coup de renvois d’ascenseur et d’intérêts bien compris, sans que puissent se faire entendre ces fâcheux surannés qu’on nommait autrefois « des critiques ». Quant à l’université, dont on aurait pensé qu’elle serait l’arbitre des élégances, elle se contenta de contempler tout ce cirque de haut en se pinçant le nez.
Nos intellectuels devinrent donc propriétaires de chroniques comme d’autres de concessions à perpétuité. Indélogeables, inamovibles, d’autant plus insensibles au cumul d’emplois que le chômage de masse précarisait la nation toute entière, et les journalistes autant sinon plus que tout autre. C’est curieusement une époque connue sous le nom de code : « Le silence des intellectuels ». Celui de la mer avait eu en son temps plus de gueule. Nous avions eu les intellectuels-engagés-qui-s’étaient-trompés-tout-le-temps (les pauvres cocus du communisme), nous avions à présent les intellectuels dégagés, pragmatiques, toujours prompts à servir avec un zèle empressé ce pouvoir qui ne les enrichit que pour mieux les mépriser.
C’est ainsi que la troisième phase de l’intellectuel d’après-guerre fut celle de l’intellectuel en chien de garde. Ayant désespéré de Billancourt et du reste, mais sauvant les apparences coûte que coûte et droit dans ses bottes, l’ex-gaucho cracha sur 68 et embrassa le TINA (« There Is No Alternative ») de Thatcher, à grand coup de « Vive la Crise » (ce slogan de l’ultra-droite américaine durant la crise de 29) et de bon vieux « principe de réalité » du bon vieux con de base.
Résumons :
- L’intellectuel engagé (70-80)
- Les intellectuels en panne (80-90)
- Les intellectuels en « chiens de garde » (90-2000)
- Les intellectuels en voie de lepénisation. (2000-2015).
Très en verve durant les années 2010, l’intellectuel de cours a réussi à déclencher, ô triomphe de la pensée, un conflit majeur par l’entremise d’un président malade des nerfs qui en profita au passage pour liquider un témoin gênant (Kadhafi). « Faire le jeu de Le Pen » fut pour la corporation le nouveau piège à la mode, dont il était de bon ton de triompher, mais « pâââs trop viii-teu » comme chantait Juliette, histoire de faire frémir Mâme Michu devant sa télé et filer le feuilleton de soirée en soirée, devant le bol de soupe aux pois et les biscottes. « Fait-il ou non le jeu de Le Pen ? », telle est la question qui, cette année, vous assure immanquablement la mobilisation des gazettes et des Mâmes Michu.
Mêlant un Céline aux petits pieds, Houellebecq, archétype du petit blanc impuissant cultivant la haine de soi et le roman de gare, un polémiste saumâtre et retors Zemmour, un anar hédoniste totalement parti en sucette Onfray, un raciste rance Finkielkraut (raciste oui, mais pour la bonne cause, celle d’Israël), la vague décliniste prend de l’ampleur. Résultat : les élections prochaines nous promettent un Front national en premier parti de France.
Pourtant quelque chose me dit que si le Front est parvenu tellement haut, c’est moins par ses mérites propres que par la marée basse des idées des autres. Donc, derechef : mais qu’est-ce que foutent les intellectuels ? Après la lepénisation des esprits, voilà donc la lepénisation des intellectuels. Six mois après Charlie et les quatre millions dans les rues de France…
Le gouvernement socialiste a sombré dans la haute trahison. C’est son affaire, et ce n’est une surprise que pour les écervelés et les tombés de la dernière pluie. On termine le sale boulot, on en sera remercié par des postes, des carrières. Quant aux citoyens, avec leurs rêves, leurs douleurs et leurs avenirs quand même, leur cas passe, comme toujours, par pertes et profits. On connaît la chanson : « Les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ». Sur une telle dose de cynisme, les agents d’ambiance n’ont aucun mal à construire de la haine bien pure. Il suffit pour cela de désigner le bouc-émissaire du jour : le Rom, le réfugié, l’immigré, le « pas Français de souche »… En période de crise, « crise » entendue comme régime politique post-démocratique, le résultat est imparable.
Et voilà que d’autres, pas les pires sans doute, se mettent, contre tous ces intellos virés « réac », à défendre les « bien-pensants »… Un bien-pensant ? Mais c’est un faux-derche qui ne fait profession d’humanisme que pour mieux conserver ses privilèges, un bien-pensant ! En quoi sommes-nous bien-pensants lorsque nous réclamons contre la violence extrême des puissants la justice pour les faibles ? En quoi sommes-nous bien-pensants lorsque nous exigeons de la politique qu’elle remette au centre du jeu l’intérêt général, et non la somme des intérêts particuliers ? Etait-il bien-pensant, le jeune résistant tué lors de la libération de Paris ? Bien-pensant Victor Hugo, bien-pensant Emile Zola, bien-pensant Jean Jaurès ?
Et puis pour être bien-pensant, encore faudrait-il penser. Or c’est cela qui manque le plus : des idées, nouvelles, contradictoires, paradoxales, audacieuses, complexes ; des idées auxquelles se confronter ; des idées non formatées pour les JT, inaptes aux bandeaux défilants des chaîne d’info en continu ni aux interviews en mitraillette… Des idées, quoi. De la pensée. Avec quelqu’un derrière. Des intellectuels, mais qui seraient d’abord des hommes, des artistes, des ouvriers, des chômeurs, des damnés de la terre, hommes et femmes venus de tous les horizons dont on saurait enfin accueillir les rêves et les désirs et les murmures.
Sans doute, pour parvenir à un nouveau degré d’intelligibilité des choses, doit-on repenser de fond en comble cette figure devenue à la fois fétiche et repoussoir : l’intellectuel.