Avec Loutre, depuis qu’on habite dans la vraie campagne, on a un peu l’impression d’avoir déménagé à Brousse, qui est une très jolie commune de la Creuse avec 27 habitants et la densité de peuplement la plus basse de France.
Du coup, forcément, nos conversations sont devenues un peu plus pauvres que quand on vivait dans la grande ville celte.
– Fait beau.
– Oui.
– Mais fait pas chaud.
– Non. C’est sans doute parce qu’il faudrait allumer le poêle.
– Oui.
– C’est dommage qu’on n’ait pas de bois.
– Oui.
– Mais fait beau, sinon.
– Oui. C’est juste que le fond de l’air est frais.
– Oui.
– Tiens, y’a le Père Thomas qui va mettre de l’eau à ses vaches.
– Oui.
– ….
– ….
– On se fait un peu chier, en fait.
– Oui.
– On se materait pas un épisode de « Orange is the New Black » sur Netflix ?
– Pas assez de débit internet.
– Alors on se télécharge la saison sur Pirate Bay ?
– Pas assez de débit internet.
– Ah.
– Eh.
Ce manque de relations sociales constructives et de débit internet mettait gravement en péril l’équilibre de notre couple, alors on a décidé d’aller rencontrer nos voisins pour se faire de nouveaux amis.
Dans la vraie campagne, il y a trois maisons avec des voisins à l’intérieur: celle du Père Thomas, celle de Robert et Thérèse et celle du Claude.
Robert et Thérèse, c’est ceux qui habitent le plus près de chez nous : si tu coupes par le champ du Père Thomas (il faut faire attention aux cacas de vaches et à l’électricité dans les fils, moi je le savais pas et c’est pour ça que la première fois que je suis allée chercher des mûres, je me suis réveillée aux urgences de la clinique de Sainte Gudule), que tu contournes la mare du lieu-dit « Le Bec de Lièvre » et que tu remontes par le petit bois, tu arrives chez eux en seulement vingt minutes.
Ce sont deux petits vieux très gentils et très souriants, qui te servent toujours un alcool avec des pommes fermentée dedans quand tu arrives chez eux (maintenant je gère très bien, je bois une bouteille de Maalox et je prends trois comprimés de Cimétidine avant d’y aller). Ils ont une veille maison qui date de l’époque où les Bretons s’habillaient comme dans les pubs pour Tipiak, et beaucoup de canards, de lapins et de poules.
Robert, il nous a bien aimé dès la première fois, parce qu’on a pas vomi tout de suite quand il nous a fait boire son Lambig (c’est le truc avec les pommes pourries fermentées qui te donne un ulcère après la première gorgée). Du coup, il nous a proposé de regarder les 467 diapositives de leur anniversaire de mariage. Ça nous a fait très plaisir, même si vers la numéro 98 on avait un peu envie de se pendre.
Depuis cet après-midi très convivial et plein de chaleur, c’est Robert qui nous livre le bois qu’on met dans le poêle en hiver. Le poêle, c’est très pratique et très économique, et puis c’est aussi très convivial et plein de chaleur si tu le compares avec un bête radiateur. Le seul truc embêtant c’est quand tu dois ranger les bûches, surtout quand il y en 5600. Au début j’ai eu du mal à le faire correctement, mais après que mon premier tas est tombé sur Loutre et que j’ai dû encore passer une journée aux urgences de la clinique Sainte-Gudule, j’ai fait un peu plus attention.
Robert et Thérèse, ils nous ont aussi donné des poules pour qu’on ait des œufs frais à la maison (je te raconterai comment on a passé cinq heures à monter un poulailler en kit fabriqué en Chine sous des trombes de flotte, ce qui était une expérience enrichissante de la vie de la vraie campagne).
Après, on a rencontré le Père Thomas, qui est le gros monsieur qui fait pousser des vaches.
Lui aussi est très gentil et très accueillant. Il parle toujours un peu fort et il rigole beaucoup en racontant des blagues, même quand il est en train de faire des choses dont tu pourrais penser qu’elles rendent triste ou malade : par exemple quand il a retrouvé le corps de Gervaise, sa vache qui était morte depuis déjà un peu de temps, et qu’il me racontait le coup du Polonais unijambiste qui arrive dans un bar de prostituées slovènes en même temps qu’il trainait le cadavre à moitié décomposé derrière son tracteur. Loutre m’a expliqué que les agriculteurs sont des gens pas comme nous parce qu’ils adhèrent à la FNSEA et que donc, il faut leur pardonner parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
Le dernier voisin dont on a fait la connaissance, c’est le Claude.
Le Claude, il vit tout seul dans une drôle de maison sous un chêne, très loin de la route, des lumières, de l’antenne relais et de tout ce qui me permet de pas faire pipi dans ma culotte la nuit quand j’entends le silence de la vraie campagne et les hurlements de la chouette hulotte.
Avant, il vivait avec sa maman, mais elle est tristement décédée en 2010 (elle avait 102 ans, moi je dis que le Lambig, ça conserve).
Depuis, le Claude il sort presque pas de chez lui, sauf pour aller chercher des pommes fermentées et d’autres choses typiques à l’Hyper U. Il a une veille camionnette qui me fait toujours penser aux épisodes d’Esprit Criminel où un monsieur américain un peu dérangé range des pinces, des bistouris et des rouleaux de corde à l’arrière, pour quand il rencontrera une jeune fille sans défense ou Nadine Morano sur le bord d’une route déserte.
La maison du Claude, elle est toute cassée et vraiment pas très belle, et j’avais un peu peur d’aller frapper à la porte pour lui apporter le gâteau au yaourt que j’avais préparé (c’est parce que je sais pas faire autre chose que des gâteaux au yaourt, Loutre dit toujours que j’arrive à faire brûler un steak haché Findus et à louper la cuisson des coquillettes, mais on peut pas non plus être doué partout, et moi j’arrive à dégommer un elfe noir ou un Impérial à cinq cent mètres de distance avec mon arc dans Skyrim, et ça c’est pas Loutre qui pourrait le faire, non plus, alors son Stroganoff à la purée de cèpes, c’est bien joli mais bon).
Quand le Claude nous a ouvert, on lui a fait des grands sourires en lui expliquant qu’on venait d’acheter la maison du docteur (c’est comme ça qu’elle s’appelle, rapport au fait que le mec qui nous l’a vendue était médecin). Le Claude, il ressemblait à Boris Karloff si Boris Karloff avait eu un strabisme divergent, et moi j’ai eu très envie de faire demi-tour, mais Loutre m’a écrasé le pied en continuant à faire des sourires comme si on lui avait mis de l’antigel sur les lèvres, alors je suis restée.
– Entrez, il a dit.
Dans sa maison, il faisait très sombre parce que les carreaux avaient pas été lavés depuis que Jackie Quartz avait été numéro un du Top 50 avec Juste une mise au point. Y’avait une grande table avec une nappe en toile cirée, et plein de petits chiens dessinés sur la nappe, et aussi des meubles en bois très vieux et un papier peint très, très moche (comme celui de la maison de ma grand-mère qui habitait dans le Nord-Pas-de-Calais, mais là ça pouvait s’expliquer, du coup).
Après qu’on s’est retenu de vomir en buvant du Lambig, le Claude il nous a fait signe qu’on pouvait s’assoir (il parlait que par signes, comme la créature de Frankenstein). On sentait l’embarras malgré toute cette convivialité et cette chaleur humaine, avec ce silence qui durait des plombes, et j’étais sur le point de raconter la blague coup du Polonais unijambiste qui arrive dans un bar de prostituées slovènes, mais Loutre me connait trop bien et j’ai pris un grand coup de pied dans le tibia sous la table.
– Bon, ben on va vous laisser, Claude, a dit Loutre, vous devez être très occupé.
– ….
– C’est charmant chez vous, en tout cas.
– ….
– Et merci pour le Lambig.
– ….
– Voilà. Ahem.
– Vous êtes docteur aussi ?
– Oh mais il cause ! j’ai fait.
– (ta gueule, la Chose) Ah..heu…non, pas docteur, mais la Chose a été infirmière dans une vie antérieure.
– Avant de devenir consultante et de brasser du vent, j’ai ajouté.
– Le docteur, avant, il me soignait.
– Vraiment ? Mais quel homme sympathique et désintéressé ! Donc il vous faisait des consultations gratuites, en bon voisin qu’il était ?
– Ouais.
– Mais peut-être que la Chose pourrait vous rendre ce menu service de temps en temps ? Histoire d’entretenir nos relations de bon voisinage ?
– Et d’éviter qu’il débarque à la maison avec une tronçonneuse et un hachoir, j’ai rajouté.
– (ta gueule, la Chose)
– Oui. J’aimerais bien. Là. Maintenant. Tout de suite.
– Mais pas de problème ! La Chose va vous prendre la tension, si vous voulez, et puis elle pourra vous faire vos petits soins régulièrement, ça vous évitera d’aller à la clinique de Sainte Gudule.
C’est là que le Claude nous a expliqué, beaucoup avec des signes et un peu avec des mots pas compliqués, quelle était la spécialité du bon docteur qui habitait notre maison avant qu’elle devienne notre maison.
Depuis ce jour, on a des relations pleines de chaleur et d’entraide avec tous nos voisins, même avec le Claude, qui nous fait même un petit signe de la tête quand il passe devant chez nous avec sa camionnette. A moi, il essaye même de me faire un sourire, mais ça fait comme quand Vladimir Poutine essaie de montrer qu’il a bien aimé une blague sur des Polonais unijambistes qui arrivent dans un bar de prostituées slovènes, et donc en fait ça fait dresser tous les poils des mollets au garde-à-vous.
C’est entre Loutre et moi que les relations sont devenues moins conviviales.
Loutre arrête pas de s’excuser, de dire que c’est pas sa faute, qu’on pouvait pas savoir.
– Mais dis-moi quelque chose, bordel, n’importe quoi ! Ca fait trois semaines que tu m’as pas décroché un mot !
– ….
– Je sais que t’es fâchée à mort, je sais que j’ai merdé….mais comment je pouvais savoir ?
– ….
– Non mais sérieusement ! Comment je pouvais le savoir, que ce connard de toubib était proctologue ?
– ….
– Lucette…parle-moi…un mot, juste un mot…allez….Lucette….
– HEMORROÏDES.
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