Je ne sais pas ce qu’est une image. Je ne sais pas ce qu’elle raconte ou ce qu’elle ne raconte pas. Est-elle mensonge ou vérité; parle-t-elle pour ne rien dire; que veut-elle me faire comprendre… La foire aux vanités, ce n’est pas ma tasse de thé - et pourtant…
Tout le monde se pose les mêmes questions, tout le monde a soif de beauté, de postérité, d’altérité.
Je vous photographie, mais je me comprends de moins en moins.
Je cherche à sublimer votre beauté, et je me demande si je ne suis pas en train de m'arrêter à la lisière de votre image.
Est-ce moi qui vous impose mon regard ? Qui êtes-vous ? Êtes-vous vous ou êtes-vous celle que je veux voir ?
Serions-nous finalement, dans ce face à face, en train de nous raconter des histoires?
Les yeux restent sans voix devant la vaste immensité infinie et douce. Ils scrutent la vision qui s’offre à eux, les lignes, les contours, les textures, ils scrutent tout ce qu’ils savent et ignorent de ce que peut être un ange sur terre, ils scrutent l’image digitale, l'idée transformée en codes binaires.
Les yeux aimeraient se contenter de voir et de rester sans voix. Devant la perfection cristalline de la perception sensorielle.
Mais la vie continue.
Message au cerveau. Enregistrement. Traitement. Analyse. Comparaison. Déclenchement du processus imaginatif. Envie. Nostalgie. Espoir.
Une image première génère en quelques dixièmes de secondes une multitude d’images pensées, une évocation de tranches de vie vécue, un maelström de réminiscences de films, de musiques, de livres, de rencontres vivantes ou disparues, un brassage de l’enfance, de l’adolescence et du mourir à 20 ans.
Les yeux assistent en première loge à ce déferlement de sensations, regardant dans les deux sens, l’image au dehors et le cataclysme au dedans.
J'aimerais beaucoup inventer une machine à voyager dans le temps, histoire de replonger dans les quelques moments qui me semblent les plus singuliers dans mon existence.
Au fur et à mesure que les années passent, je vois les rivages de l'enfance et de la jeunesse qui s'éloignent. Mon navire prend le large.
Ou est-ce l'inverse qui arrive ? Ai-je été le capitaine d'un navire, ai-je traversé les océans de la bravoure, découvert les continents de l'aventure, choyé les îles du paradis ? Pour, un jour, quitter le navire? Quitter la mer. M'expatrier sur terre. Ne plus jamais lever l'ancre? Ne plus jamais toucher l'horizon?
Je suis à terre, et le navire que j'aimais est parti pour toujours. Il ne me reste plus que les voyages dans ma tête.
Je vois les feuilles du calendrier qui tombent les unes après les autres.
Mon corps doucement se métamorphose. Mes espoirs ont pris les couleurs d'automne.
Je ne rêve plus d'avenirs lointains, seulement de contemplations instantanées.
Pourtant, je ne suis pas amer, je ne suis plus sur la mer, mais j'aime toujours l'amour que je retrouve dans les images. J'aime un sentiment trouble qui parfois ressemble à la beauté d'un geste, parfois à celle d'un regard, parfois à celle d'une ligne d'un corps.
Je regrette ce que j'ai perdu: une forme de confiance ingénue dans l'univers.
Je regrette d'avoir trop aimé dans l'absolu et pas assez dans l'échange des regards.
Mais l'eau de la rivière coule encore. Il ne suffit pas d'une vie pour atteindre la sagesse supérieure.
Qu'est-ce ma tristesse peut vous faire? Qu'est-ce que ma tristesse peut me faire ? Que vaut un petit coeur anxieux face à la détresse abyssale du monde? Je n'imaginais pas la fin des temps comme ça. Une installation progressive du chaos.
Tristesse est un mot qui commence par un T. Si je devais lui associer une couleur, ce serait le gris macadam. Tristesse évoque pour moi une rue qui s'estompe dans la brume.
Photo : Katia Dos Santos