Le curateur, hussard noir de l’art contemporain ?

Publié le 18 octobre 2015 par Pantalaskas @chapeau_noir

Comme dans ses écrits précédents déjà évoqués dans ce blog (" L'art : une histoire d'exposition", "L'art contemporain entre les lignes. Textes et sous-textes de médiation"), Jérôme Glicenstein aborde dans "L'invention du curateur"  les conditions actuelles dans lesquelles le monde de l'art contemporain met en scène la création des artistes. C'est le personnage du commissaire d'exposition ou curateur qui se trouve analysé ici. Quel est le statut de cet acteur entre artiste et public ? Quelle est sa véritable fonction ?

Le curateur pour quoi faire ?

Au-delà des fonctions déjà occupées par les responsables institutionnels tels que les conservateurs des musées, c'est l'apparition et le développement d'un nouveau type d'intervenant qui change quelque peu la donne dans l'organisation de la scène artistique. Que fait donc ce personnage au nom étrange?  La première description possible ne semble guère poser de difficulté : "L'activité du curateur contemporain pourrait se définir a minima comme renvoyant à un ensemble de fonctions organisationnelles : choix d’œuvres ou d'objets, rédaction de textes de présentation, répartition des éléments exposés, programmation d'évènements..." On pourrait d'emblée préciser que sur le plan professionnel il n'existe aucun statut juridique du curateur.
En examinant la sociologie du curateur, on s'aperçoit que selon leur position institutionnelle ou indépendante, selon leur vocation de producteur ou d'auteur, ces partenaires de l'art contemporain disposent de pouvoirs variables. Ces pouvoirs peuvent être à l'origine de tensions, conflits, notamment avec les artistes. Jérôme Glicenstein considère que "L'un des traits les plus marquants de la reconnaissance du rôle des curateurs depuis une vingtaine d'années tient ainsi à la création d'un monde du curatorial ou d'une culture de l'organisation d'expositions". Le nom d' Harald Szeemann revient souvent dans l'ouvrage pour être celui qui a pu créer de toutes pièces, dans ses textes et entretiens, une figure de "faiseur d'exposition". Avec pour conséquence de décréter que désormais avec l'intervention des curateurs  l'exposition "faisait sens par rapport à toute une tradition, de l'exposition". La porte est dès lors ouverte à la production d'un discours du curateur voire même une " théorie curatoriale".

Les hussards noirs de l'art contemporain ?

Ce sont alors des questions en cascade qui peuvent découler d'une telle évolution : situation de la production artistique vis à vis de artistes eux-mêmes ?  Définition d'une histoire de l'art ?  Notion d'auteur d'une œuvre ? C'est dire si la situation de l'artiste se trouve quelque peu entamée par la présence de ce corps étranger dans la sphère de la création. Si bien que l'artiste a parfois opéré une mutation en devenant artiste-curateur, basculement conforté par l'existence d’œuvres uniquement  réalisées in situ comme celles de Daniel Buren, Felice Varini, Sarkis ou Claude Rutault pour ne citer que quelques exemples.

Harald Szeemann 2001

Il faut lire le livre de Jérôme Glicenstein pour approfondir ce sujet complexe, évolutif, agité même. Le statut de l'artiste ne cesse de prendre en compte tous les paramètres qui interviennent aujourd'hui de façon contraignante : marché de l'art mondialisé, communication omniprésente, production institutionnelle des œuvres, médiation...
La situation du curateur indépendant n'est pas sans rappeler, me semble-t-il, celle du cinéaste-auteur de l'époque de la Nouvelle vague qui devait relever le challenge d'être à la fois auteur, metteur en scène, producteur. Commissaire d'exposition ou curateur, ce personnage désormais incontournable dans beaucoup de cas semble être le lieu géométrique des tensions sur une frontière agitée. Les curateurs deviendraient-ils les hussards noirs de l'art contemporain comme les instituteurs étaient ceux de la république laïque naissante ? Investis comme ces derniers d'une véritable mission ( ou se considérant comme tels) les curateurs auraient ils vocation à assumer la marche en avant d'une pratique artistique soumise à toues les tensions, les contestation voire les agressions, fantassins en première ligne d'un combat incertain ?
Pour l'auteur il est encore trop tôt pour évaluer la véritable portée de cette mutation dans l'art contemporain : "La diffusion d'une culture du curatorial rendra peut-être possible un  jour l'appréciation à leur juste valeur des curateurs; en attendant il faut s'en remettre au hasard des rencontres proposées, heureuses ou malheureuses, prétextes à l'engagement; où à la rêverie, empruntes de beauté, de mystère ou de malentendus, dans toute leur irréductible complexité".

Photo d' Harald Szeemann  : Wikipedia

" L'invention du curateur "
Jérôme Glicenstein
Presses universitaires de France

  • ISBN : 978-2-13-065318-9
  • Collection "Hors collection"