Partie II ©Stofleth
Incontestablement, il y a une patte « Opéra de Lyon ». Sont passés par Lyon depuis plus de 20 ans des chefs aujourd’hui révérés (Eliot-Gardiner, Nagano, Petrenko) et quels que soient les directeurs, un soin tout particulier a toujours été accordé aux productions.
Serge Dorny a accentué la tendance en appelant des metteurs en scène très marqués par le Regietheater, soit consacrés (comme Peter Stein naguère, ou Tcherniakov cette année), soit en devenir : c’est notamment le cas de David Bösch ou de David Marton, metteur en scène de cette Damnation de Faust, type même d’artiste qui questionne les œuvres et notamment pose de manière acérée la question de la dramaturgie à l’opéra.
C’est bien le questionnement dramaturgique qui était au centre de Capriccio (c’est d’ailleurs le sujet de l’œuvre), d’Orphée et Eurydice l’an dernier, interrogation sur la légende, sur le personnage d’Orphée, sur son discours même, replaçant le mythe dans une perspective plus humaine, et posant la question de l’écriture poétique.
Avec La Damnation de Faust, Marton se confronte à la fois à l’une des œuvres phares du répertoire français, appuyée sur l’œuvre phare du répertoire allemand, l’original théâtral de Goethe, un monstre de 12111 vers, voyage planétaire du Docteur Faust et de son double( ?), mentor( ?) Méphisto. Il suffit de lire quelques uns des lieux du Faust I : plaine de Hongrie, Nord de l’Allemagne, cave d’Auerbach de Leipzig, bords de l’Elbe… L'oeuvre de Goethe n'est presque jamais donnée en version intégrale, l’œuvre de Berlioz n’était pas destinée à la scène, et désormais on la propose aussi en version scénique que concertante.Cette production fait le point sur le mythe de Faust.
Et le défi est difficile à relever, tant la structure formelle est erratique, avec les longs intermèdes musicaux, avec la prédominance du chœur, avec la relative pauvreté des « scènes » au sens théâtral du terme (les personnages se parlent peu et parlent plus à eux mêmes qu’à l’autre). Il faut prendre en compte la réduction du théâtre traditionnel à portion congrue, comme des flashes dans une longue, très longue histoire, des raccourcis d’humanité, des scènes au sens presque pictural du terme, qui se succèdent avec une logique ténue, avec de nombreuses ellipses ; tout cela a provoqué dans l’histoire récente des mises en scène fondées sur l’image ou le rêve (Lepage à Paris, Py – avec Kaufmann jeune – à Genève).
C’est d’autant plus facile aujourd’hui de travailler l’image esthétique/esthétisante dans la Damnation de Faust que le répertoire français a un autre Faust, celui de Gounod, plus théâtral, plus historié et plus spectaculaire, hérité du Grand Opéra. Berlioz fait ici en revanche, 13 ans avant Gounod, une sorte contre-opéra en explorant d’autres formes Ce qui permet évidemment à David Marton, qui a toujours le mérite de poser des questions claires sur les tensions et les logiques qui traversent les œuvres, de poser le problème de la nature de cette légende dramatique, et de l’inscrire d’abord dans une problématique très claire et affirmée, d’une sorte d’avatar du texte goethéen, posant à son tour la question du théâtre et de sa représentation.
Foule (Partie I) ©Stofleth
Berlioz appelle son œuvre légende dramatique : il s’agit donc pour le metteur en scène de partir de cette qualification et de proposer un récit à lire scéniquement, comme on lit sur les fresques des églises des épisodes de légende (La Légende Dorée par exemple). Berlioz propose de choisir du premier Faust de Goethe une succession de tableaux, très elliptiques, comme des sortes de flashes, racontant l’histoire de Faust et Marguerite et donnant beaucoup d’importance au chœur, et moins aux dialogues et aux personnages. Evidemment, le personnage le plus fouillé est Méphistophélès, selon la règle bien connue qu’on fait de la bonne littérature avec de mauvais sentiments, et donc que le Diable, un méchant très spirituel, remplit à lui seul la scène. Le premier Faust, plus linéaire que le second, plutôt métaphysique, raconte l’histoire connue de tous d’un Faust vendant son âme au diable pour tromper la vieillesse, l’ennui et la désillusion et séduisant l’innocente Marguerite pour l’abandonner aussitôt après l’avoir engrossée.
La question du premier Faust est celle d’un regard sur le monde, un monde de petits bourgeois, un monde en guerre, un monde en lui-même rabougri, que Faust fuit coûte que coûte : l’enfer vaut mieux que ce monde là.
La question de la morale bourgeoise est au centre du Faust de Gounod, très bien labourée par l’historique mise en scène de Jorge Lavelli à l’Opéra de Paris, mais elle est aussi l’un des points centraux du Faust de Goethe, c’est ce que pointe David Marton en soulignant par des citations parlées du texte de Goethe que certains journalistes dans des journaux pourtant sérieux ont qualifié d’anonymes. Mais où avaient-ils donc la tête ? Une recherche d’à peine cinq minutes sur Internet suffisait à en identifier l’origine.
Bien sûr la première citation, agressivement placée avant le début de la musique, et dite par le chœur en forme de chœur parlé, évoque la guerre en Turquie. Au vu des événements actuels, cette citation a une actualité plus que brûlante, notamment quand elle souligne le principe du confort petit bourgeois dans son égoïsme structurel résumable en la formule : « peu importe s’il y a la guerre là-bas pourvu qu’on soit tranquille »
Voici l’extrait, stupéfiant au regard de l’actualité, en Hongrie, en Turquie, en Allemagne ou ailleurs :
UN AUTRE BOURGEOIS.
Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir, on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.
TROISIÈME BOURGEOIS.
Je suis comme vous, mon cher voisin : qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable, pourvu que, chez moi, rien ne soit dérangé.
Que le texte de Goethe soit une lecture cruelle du monde des hommes, au point de faire de Méphisto un méchant pas si antipathique, on le savait, et David Marton s’en empare pour illustrer en fonction de nos références par une vision très ritualisée cette donnée initiale qu’il développe à tous les âges de la vie humaine, et notamment dès l’enfance. C’est même par l’enfance que passe d’abord cette cruauté (les enfants traitant de putain Marguerite détruite est un des moments les plus forts de la soirée, alorsqu’ils ne font que reprendre le texte que Valentin prononce à l’endroit de sa sœur chez Goethe). Et tous les motifs développés par les enfants sont repris ensuite chez les adultes : la petite fille dessinant un grand cercle devient ensuite Marguerite dessinant, Faust s’assoit à un bureau qu’un enfant a précédemment occupé, et la scène de Brander chantant une chanson à boire, devenant un discours de comices avait déjà été mimée par les enfants pendant la Marche hongroise, devenue satire du totalitarisme et des rituels politiciens.
Marche hongroise ©Stofleth
David Marton est hongrois, il vit en Allemagne. Il est particulièrement sensible à ce qui se passe en Hongrie, un pays qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, fut occupé par les ottomans – le cercle se resserre autour de notre première citation…
Dans ce travail théâtral d’une grande finesse, David Marton crée des relations, tisse des fils, et passe du concret à l’abstrait, ou plutôt fait du concret une abstraction, ce qui est aussi le propos goethéen.
Ce passage du concret à l’abstrait est particulièrement frappant lorsqu’on observe le mouvement du décor. Dans la première partie, trois éléments prégnants :
- la bretelle (auto) routière abandonnée, une route qui ne mène nulle part sinon à la chute, une idée loin d’être neuve, qui hantait déjà il y a longtemps Chéreau dans Combat de nègres et de chiens de Koltès (1983) et qu’on a même retrouvée récemment (juin-juillet 2014) dans la mise en scène londonienne (Jonathan Kent) de Manon Lescaut de Puccini.
- le cheval et la 203 « pick up ». Un cheval concret, bien vivant, quelque peu effrayé par les mouvements des enfants (ce qui, entre parenthèses, est du pain béni pour la mise en scène) qui devrait servir pour la course à l’abîme, sauf que dans la vision de Marton, c’est le pick up qui sert de cheval (la scène est d’ailleurs l’une des plus réussies de la mise en scène). Le cheval devient donc lui aussi motif, presque surréaliste, en écho à la 203 Pick up.
- Le rideau de scène rouge. Ceux qui connaissent l’opéra de Lyon savent que ce rideau rouge n’est pas habituel. Il est donc ici un signe, confirmé d’ailleurs par sa répétition en réduction sur scène (rideau rouge des enfants qui s’en servent pour le petite représentation durant la marche hongroise, rideau rouge derrière le bureau de Faust ou dans la chambre de Marguerite). Rideau rouge signifiant théâtre, la question du théâtre est l’un des motifs utilisés par Marton pour illustrer le statut (théâtral ?) de l’œuvre originale, réputée injouable dans son intégralité, et de celle de Berlioz, objet scénique difficile à classer, mais aussi installer le théâtre comme représentation du monde et le monde comme théâtre c'est l’entreprise même de Goethe.
La deuxième partie est uniformément blanche, le décor est comme recouvert d’une housse, qui fait penser aux paysages enneigés des albums de contes de fées, et qui renvoie par la couleur à l’innocence, ou, plus justement, à l’idée de candeur, meubles blancs, montagnes recouvertes, comme si le monde et ce qui en fait le réel et la crudité s’en était allé, au profit de formes un peu effacées. C’est la partie de Marguerite, comme libérée du monde concret et représentante d’une innocence abstraite et irréelle.
David Marton joue parfaitement sur réalité/représentation ou concret/abstraction, dans une œuvre en permanence à la frontière des genres, à la frontière des mondes.
Ainsi des scènes « filmées » dans la 203.
Filmées, elles acquièrent immédiatement un autre statut, elles se dématérialisent, même si le spectateur voit en direct par la volonté du metteur en scène, et les protagonistes, et quelquefois le caméraman. On passe de la troisième à la deuxième dimension, on passe d’un point de vue direct à un point de vue indirect, d’un regard à l’autre, avec une technique à la Frank Castorf que David Marton connaît bien pour avoir travaillé avec lui: de Castorf l’usage de la vidéo, de Castorf aussi l’usage de textes parlés insérés dans l’œuvre.
Ici, ils sont tous extraits du premier Faust de Goethe, et donc ne peuvent pas « distraire » d’une œuvre musicale qui en procède elle-même, mais tout au moins l’éclairer où en éclairer des données, comme on l’a vu plus haut. Même le fameux dialogue en anglais dans la 203 qui en a étonné plus d’un, qui porte sur Dieu est en fait la scène dite « du jardin ».
David Marton la fait dire en anglais pour une raison d’abord terriblement pratique : les deux chanteurs sont anglophones et ce dialogue dit dans une langue qui n’est pas la leur aurait sans doute semblé artificiel, et aurait nuit à la fluidité et au réalisme cinématographique de la scène. La deuxième raison tient aussi à la reprise vidéo et à sa réalisation : paysage, reprises de la route en font une allusion à un road movie américain, et à écouter la scène on est loin de penser à « Faust », mais plutôt John Huston, et l’anglais renforce aussi ce sentiment chez le spectateur piégé par la traditionnelle opposition entre l’être et l’apparence, qui est évidemment un des éléments clés du Faust, mais aussi du théâtre, mais enfin du cinéma.
David Marton semble aux dires de certains nous détourner, délirer même, dans une sorte d’absurdité innée de ces-mises-en-scène-modernes, alors qu’il nous plonge dans la réalité d’un texte que nous avions oublié (à condition de l’avoir jamais connu…) et dans la réalité de questions fondamentales posées par le texte, mais aussi par Berlioz dans la forme qu’il donne à son adaptation, où l’on passe indifféremment de la forme théâtre à la forme oratorio, du monde « réel » au monde souterrain ou de Dieu à Diable. Car Faust est un road movie, ou ici un stage movie, par la multiplication des lieux et des situations, par le voyage permanent auquel Mephisto invite son cher docteur : road movie, on en a les éléments dès le décor de la première partie : une route, des montagnes dans le lointain, un cheval, une voiture : l’idée de voyage, de mouvement est posée. L’idée de road movie et ce dès l’utilisation de la vidéo qui renvoie à l’univers américain des grands espaces : Marton évoque, sans jamais donner de clés, tout simplement parce que ce théâtre là, que ce soit Berlioz ou Goethe est par nature évocatoire, à l'aide du beau décor de Christian Friedländer.
Les damnés ©Stofleth
Il évoque, en nous donnant cependant des indications précises : on a déjà parlé de la marche hongroise, et des motifs récurrents, on n’a pas encore évoqué les personnages qui peuplent cet univers : Faust d’abord, un Faust sans âge, à la démarche un peu molle e déconstruite, avec son chapeau qui rappelle les Marx Brothers ou même très vaguement Godot et l’univers de Beckett. Méphisto, en parfait gentleman avec son attaché-case, éternel voyageur à la recherche de sa proie (comme l’évoque de fascinant final dans les rues de Lyon), et les âmes damnées qui l’entourent, redingote noire, cravate rouge, chapeau melon et attaché-case, autant de personnages à la Jean-Michel Folon évoluant dans un univers sans références, sans traits, où les formes se sont estompées. Faust lui-même, à l’issue de la course à l’abîme, subira cette transformation assez crue sur une table de dissection où des infirmières un peu distraites et bavardes officient, sur la table de dissection-même qui faisait le tableau final de la première partie, où Faust s’exerçait à une leçon d’anatomie sinistre (n’oublions pas qu’il est médecin) et que le personnage est créé par Marlowe au moment des premières leçons d’anatomie (voir Rembrandt).
Le travail de Marton est aussi fait de relations tissées entre première et deuxième partie nous avons évoqué le décor concret/abstrait, mais pas encore l’apparition initiale de Mephisto au milieu du chœur chantant ce qu’il devrait chanter, comme si Méphisto était démultiplié par ce peuple omniprésent et pas toujours bienveillant, un peuple un peu manipulé : le mal surgit dans le réel de la foule, de la même manière que les âmes aspirent Marguerite qui se fond dans la foule dans la deuxième partie, pendant angélique de l’apparition diabolique.
Nous avons aussi évoqué la chambre des enfants dans la première partie reproduit dans la deuxième partie par celle de Marguerite, ou cette dernière table de dissection où Faust officie en première partie, pour en être le cadavre-objet en deuxième partie. Il apparaît une cohérence interne bien loin d’être gratuite, qui installe des liens, des relais, une unité globale.
Tout n’est pas explicable directement, et d’ailleurs, l’art a-t-il besoin d’explications ? tout se passe comme si on refusait au metteur en scène le statut d’artiste et à la mise en scène le statut d’œuvre, une œuvre particulière certes, mais qui n’est plus aujourd’hui une simple illustration.
Ce travail illustre le foisonnement du thème faustien, nous indique la multiplicité des thématiques et des points de vue, il nous indique enfin l’effacement des formes, c’est à dire l’impossibilité de se raccrocher à des éléments connus, fixés, rassurants. Il n’y a rien de gratuit, et pourtant que de surgissements qui apparaissent à première vue mystérieux, heureusement mystérieux, tout simplement parce que le Faust de Goethe est un immense Mystère, la dernière survivance du Mystère médiéval
En voiture..et en vidéo ©Stofleth
Enfin, il y a dans ce travail comme dans tout travail sur Faust, une marque permanente d’humour, quelquefois cynique, notamment à travers le traitement du personnage de Mephisto, magistralement interprété par Laurent Naouri, avec sa diction et son allure aristocratiques, et en même temps le pétillement de ses yeux, les mouvements imperceptibles des lèvres (bien visibles, volontairement, à l’écran) : les scènes dans la 203 avec Faust sont désopilantes, mais c’est dans la course à l’abîme que cela confine au grand art qui distancie totalement une scène sensée nous ouvrir les portes de l’enfer et qui ne cesse de nous faire sourire :
- sourire quand Mephisto au volant (Faust est sur la plate forme, au vent, dehors, emporté comme une marchandise récupérée) semble entendre la musique de Berlioz à l’autoradio, et évidemment de manière jouissive, auditeur de ses propres œuvres et heureux d’avoir récupéré une âme damnée pour son armée des ombres à la Folon.
- Sourire quand Mephisto sort de la voiture qui continue de rouler à toute allure sans chauffeur, simple artifice pour montrer la diablerie de la chose.
- Sourire plus inquiétant enfin quand Faust entre en enfer et reçoit un numéro qu’on accroche à son pied, comme on peut le faire d’un cadavre à la morgue, mais en même temps reçoit son nouveau statut d’âme damnée avec l’habit qui va avec et donc se relève de cadavre à âme damnée anonyme, nous rappelant les procédures (les simagrées) administratives qui préludaient à l’entrée dans les camps de concentration, autre entrée de l’Enfer.
Partie I ©Stofleth
Enfin Marton a affirmé vouloir faire un théâtre politique, au nom de la présence importante du chœur dans l’œuvre de Berlioz : la présence du chœur, du peuple en scène est toujours politique. Il marque donc la présence de la masse, manipulée (chanson de Brander) violente (toujours chanson de Brander), oppressante (apparition de Méphisto) ou séraphique (ascension de Marguerite), une foule presque omniprésente tantôt représentée par les enfants (Marche hongroise) qui miment les adultes, tantôt conduite par les enfants surgissant au sommet du pont recouvert comme les âmes du paradis émergeant des nuages (comme dans certains tableaux plafonds baroques), tantôt surgissant, en cortège, évoluant en cortège de réfugiés, ou de déportés, ou un cortège d’âmes damnées, ou bien entourant les protagonistes comme dans un viol permanent d'intimité, comme un regard sans cesse dardé. En bref, la présence de la foule n’est jamais gratuite, toujours en quelque sorte pesante, voire inquiétante, la présence des bourreaux comme des damnés.
Mais Marton fait surtout de l’espace théâtral l’espace de représentation du monde, un monde pessimiste à la Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation), mais un espace aussi poétique – de correspondances, de métaphores, de figures : tout nous parle théâtre et poésie dans ce travail (que j’ai appelé à plus haut stage movie). D’abord parce que le décor est évocatoire d’un espace mental, qui espace de la poésie, mais laisse aussi toujours apparaître l’espace scénique dans sa nudité noire, notamment quand le fond de scène se lève vers les dessus, montrant sans cesse où nous sommes, ce que l’agressif rideau rouge nous indiquait déjà. Enfin parce que la course finale de Mephisto disparaissant dans la nuit de la ville, commence par un parcours chaotique dans les dessous complexes du théâtre, scène, coulisses, couloirs, ascenseurs, escaliers, vus comme représentation du monde, qui est aussi l’objet du Faust de Goethe.
On sent bien que ce travail nous mène à une sorte de quête sans fin, une quête de sens, là où il n’y en a pas, une quête d’amour là où il n’y en a pas, une quête dont la chute est la fin, comme ce pont qui s’arrête sur le vide.
Ce théâtre est évidemment théâtre de mise en scène, Regietheater qui problématise une œuvre et en montre les possibles, et tous les espaces : quel intérêt eût pu avoir une Damnation imagée à la manière de Py ou de Lepage, quand à travers ces deux magnifiques spectacles, tout a été dit de ce côté là. Quel intérêt à montrer une histoire, que le Faust de Gounod s’ingénie à montrer dans ses détails, sans jamais être le double de la Damnation.
Il faut vraiment emprunter un autre chemin. Alors Marton dissèque l’œuvre de Berlioz, en prend les caractères, ellipses, dramaturgie un peu erratique, présence importante du chœur et importance relative des personnages, s’il y a vraiment des personnages de théâtre et non des figures, et les lie par un système de relations directes et évocatoires, par des fils de sens ou des fils d’images, au texte originel de Goethe, qui reste la référence fidèle de Berlioz et le socle de la représentation.
En ce sens, nous avons une représentation faustienne de la Damnation de Faust, profondément fidèle à Berlioz, par son exploration de formes surprenantes et ses nouveautés, par le foisonnement d’idées et par l’audace de certains choix qui ne trahissent jamais l’esprit de l’œuvre.
A cette complexité réelle répond une réalisation musicale où tous les protagonistes ont semblé adhérer au propos de la mise en scène, il en résulte une grande cohésion stylistique entre ce que fait Marton et ce que fait Kazushi Ono en fosse. Il n’est pas facile pour une œuvre aussi singulière de définir ce que devrait être une Damnation de Faust, créée à l’opéra comique en 1846 et au Palais Garnier en version de concert en 1897, et en version scénique en 1910. Depuis 1980, La Damnation de Faust a été reprise à Paris plusieurs fois en version de concert jusqu’à la production scénique de Luca Ronconi, importée de Turin, proposée en 1995 et 1997, à laquelle succède la célèbre production de Robert Lepage à partir de 2001, et reprise en 2004 et 2006. En fait, les versions de concert et les versions scéniques alternent.
À Genève, la production de 2003 dirigée par Patrick Davin affichait Jonas Kaufmann, Katerina Carnéus, et José van Dam et la reprise de 2008 John Nelson, Paul Groves, Willard White et une certaine Elina Garanča. Rappelons pour mémoire la production (discutable) de la Fura dels Baus à Salzbourg.
À l’opéra de Lyon, l’œuvre est assez familière, c’est quand même un des piliers du répertoire français et sans doute le plus représenté des opéras de Berlioz: c’est la cinquième production depuis 1973, la dernière remontant à 1994 avec Susan Graham, Thomas Moser et José van Dam sous la direction de Kent Nagano.
Tous ces rappels nous montrent combien l’œuvre reste désormais bien présente sur les scènes, sous ses deux formes essentielles.
Kazushi Ono propose une interprétation sans fioritures ni maniérismes, comme à son habitude, mais très précise, éclairant de manière particulière les détails de la partition où l’orchestre de l’Opéra de Lyon donne une très belle prestation, avec des bois particulièrement efficaces, avec un son jamais envahissant, moins sec que d’habitude dans cette salle, et une vraie dynamique. La Marche hongroise n’est pas spectaculaire, au sens m’as-tu vu du terme (souvenez vous de la Grande Vadrouille et de De Funès), elle est au contraire d’une grande fluidité, presque naturelle, s’insérant dans le fil dramatique, sans jamais en exagérer les sons ou les formes, grâce à une mise en scène (les enfants) qui en atténue les aspects militaires et en fait presque un jeu, ou une pantomine de bambins. Jamais la scène n’est couverte par la fosse, mais l’orchestre est toujours très présent, faisant sonner les morceaux symphoniques avec netteté, tantôt de manière incisive tantôt avec beaucoup de délicatesse et de légèreté, voire de poésie. C’est pour moi une des meilleures prestations de l’orchestre et du chef.
Le chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Philip White a donné lui aussi une vraie preuve d’excellence. Très sollicité par la partition et cette fois-ci aussi par le metteur en scène, la diction est toujours impeccable, d’une grande clarté, dans une approche pleine de nuances.
La distribution vocale, sans être d’une homogénéité absolue, s’en sort avec les honneurs.
René Schirrer est un Brander à la voix fatiguée, un peu mate, et sans volume, il reste que le personnage voulu (une sorte de vieux tribun qui finit comme le rat de la chanson, dans le four de la foule) est bien caractérisé, et que ce Brander un peu en retrait sert la couleur de la mise en scène.
Kate Aldrich en Marguerite est une belle femme, plus « mûre » que d’habitude : ce n’est plus une enfant. La voix n’est pas en cause, et son D’amour ardente flamme ne manque ni d’émotion ni de sensibilité. Il reste quelques problèmes d’homogénéité vocale des aigus quelquefois un peu criés et une diction problématique, surtout face à des experts du mot comme Laurent Naouri et Charles Workman. C’est une Marguerite honnête, sans rejoindre jamais la Légende du rôle.
Charles Workman (Faust) ©Stofleth
Charles Workman n’a plus la voix de jadis, où il était un des ténors mozartiens de référence. Mais il garde une vraie présence, et la voix fascine encore par son élégance, par le style impeccable et par l’émotion distillée : une émotion née d’une capacité à sculpter les mots, à leur donner du poids et du sens. On sent quelques aigus un peu difficiles, un peu forcés à la limite du cri, mais on se souviendra longtemps de cette silhouette pathétique, perdue, voire éperdue, qui semble tout faire à la dégoûté, d’un enthousiasme très contrôlé face à Marguerite. J’aime ce chanteur très respectable, très sensible, intelligent et quelques problèmes vocaux n’entachent en aucun cas l’estime pour l’artiste qu’il est. Il est le personnage, et cette voix quelquefois très légèrement fanée donne à ce Faust une mélancolie structurelle qui va à merveille avec la mise en scène.
Laurent Naouri est lui aussi un de ces chanteurs à l’intelligence pétillante et à la présence scénique particulière. La voix est là, avec son étendue, sa souplesse, sa couleur et ses inflexions multiples, et aussi force, subtilité, ironie. L’acteur est vraiment étonnant, vu sur scène ou à l’écran. On se souviendra de ses mimiques impayables, de ses yeux malicieux dans la 203 avec Faust ou seul au volant, de ce langage insinuant, de cette force tranquille du mal qu’il installe, d’un mal d’autant plus dangereux qu’il inspire une certaine sympathie. Donnez moi 100 Mephisto pour un Lindorf qui chez Offenbach n’est que caricature de bande dessinée: le diable de Berlioz, comme celui de Gounod d’ailleurs est une figure satanique un peu satinée, aristocratique, vivace, c’est en quelque sorte la beauté du diable que Naouri porte dans son personnage. Avec un tel Méphisto, le Sabbat est une partie de plaisir…
Voilà une Damnation de Faust qui a fait discuter, et douter, et qui a aussi provoqué ses huées (mais pas le soir où j’y étais). Le théâtre, lorsqu’il prend vraiment possession du plateau et ne se contente pas de l’habiller, inévitablement secoue le spectateur. L’approche de David Marton est évidemment déstructurante, un peu comme celles de Christoph Marthaler ou de Frank Castorf, voire de son compatriote Árpád Schilling, mais Marton est aussi un musicien, formé aux meilleures écoles dont la Hanns Eisler de Berlin : l’accuser d’aller contre la musique serait donc une absurdité, tant son travail est musical au plus haut degré (son Orphée l’an dernier était stupéfiant à cet égard).
En posant un regard sur la forme de l’œuvre de Berlioz, sur le texte originel qui fascinait le musicien, il a proposé une vision complexe, fouillée, diverse et grave d’une œuvre qu’on réduit souvent à une imagerie. Dans cette production, le mythe de Faust est balayé dans tous les possibles portés par l’œuvre de Berlioz, elle même proposition formelle originale qui supporte difficilement la scène traditionnelle.
Si la production est forte, si forte même, c’est non seulement qu’elle nous plonge dans un univers de pure poésie alchimique, mais qu’elle est aussi portée par un plateau et une fosse en totale cohérence, où musique et vision se rencontrent et s’interpénètrent. Qu’il y ait des lieux, des théâtres, des opéras en France qui refusent obstinément la complaisance et les satisfactions faciles et passagères est plutôt un signe positif, qu’il y ait débat autour n’est pas non plus mauvais, cela veut dire que l’opéra est encore un art vivant. La bête n’est pas encore morte.
Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich ©Stofleth