Une aurore sans sourire, de Christophe Gaillard

Publié le 17 octobre 2015 par Francisrichard @francisrichard
Il n'est sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire.

Ainsi commence la Rêverie au Lido, écrite à Venise par François-René de Chateaubriand, le 17 septembre 1833. Cette rêverie figure dans le manuscrit de 1834 des Mémoires d'Outre-Tombe et constitue l'un des chapitres retranchés, le dix-huitième, du livre quarantième de la monumentale autobiographie.

Christophe Gaillard a repris amoureusement l'expression Une aurore sans sourire pour baptiser son récit qu'il vient de consacrer à l'ambassadeur. Car il n'y parle jamais que de l'ambassadeur pour désigner l'auteur du Génie du christianisme.

L'ambassadeur, donc, après qu'il est rentré de Rome, en 1804, est nommé, le 14 janvier, par Bonaparte, encore Premier Consul, ministre plénipotentiaire de la France auprès de l'Etat libre et indépendant du Valais, maintenant appelé République Rhodanique et Catholique du Valais , reconnue par un acte du 20 août 1802.

Ce récit est celui du voyage que l'ambassadeur entreprend pour rejoindre son poste à Sion. C'est l'occasion pour l'auteur d'évoquer les illustres prédécesseurs et successeurs de l'ambassadeur, qui ont séjourné en Valais, et les lieux où il fait étape: Saint-Maurice et sa célèbre Abbaye, le Bois-Noir, la cascade de Salanfe, Martigny, la plaine du Rhône, l'église romane de Saint-Pierre-de-Clages.

A chacune de ces étapes, Christophe Gaillard nourrit son récit de ces petits faits vrais qui font l'histoire et permettent de la situer dans son contexte. Il parle ainsi, entre autres, d'Isérables, petit village accroché à la montagne où a grandi l'officier d'escorte de l'ambassadeur. Des gens y vivent. Depuis des siècles, ils se sont réfugiés là pour échapper aux soldats ou aux envahisseurs, moins atteignables que dans la vallée.

Qu'y a-t-il à y prendre de toute façon? Du foin, du blé, du chanvre, un maigre bétail et... quelques jeunes filles: Isérables était en effet réputé pour la vénusté de ses femmes et les villageois les protégeaient parfois violemment. [...] Certaines étaient fort mignonnes, racées, fières. Elles dévisageaient l'étranger avec l'orgueil de celles qui se savent belles et le regard qu'elles lançaient, farouche, agaçant, avec un air d'indulgence vous poursuivait longtemps comme un regret.

Christophe Gaillard replace donc le voyage de l'ambassadeur dans le contexte de l'époque et du rôle que Bonaparte veut lui voir jouer. Bonaparte veut tout changer, la famille, la personne, les biens . Il veut libérer le Valais de la tyrannie de ses prêtres et du fanatisme de ses paysans ignares. Il ne comprend pas que ces paysans [aiment] leur pays, leurs vignes, leur seigle, leurs glaciers de façon plus mystiques qu'ils [aiment] Dieu et l'Eglise .

L'ambassadeur est avant tout un écrivain. Il peut parler de choses qui n'ont jamais eu lieu pour lui mais qui deviennent vraies par la force de son style: L'ambassadeur savait avec certitude que le seul lieu où il pouvait trouver le repos pour son âme agitée était une table, n'importe où en effet, pourvu qu'elle disposât d'une plume, de mille feuillets et d'un encrier bien rempli. Le plaisir d'écrire était le seul remède à ses tourments.

Quand il apprend l'assassinat du duc d'Enghien, le 21 mars 1804, trois jours après son retour à Paris, l'ambassadeur rentre chez lui écrire une lettre pleine de colère au premier brigand qui [règne] sur la France . Il en écrit finalement une deuxième, moins suicidaire, pour démissionner du poste que Bonaparte a créé pour lui. Il y prétexte que la santé de sa femme fait craindre pour sa vie. Mais personne n'est dupe...

Dans le livre vingt-quatrième, chapitre 5, de ses mémoires, l'ambassadeur porte ce terrible jugement: Le Macédonien [ Alexandre] fondait des empires en courant, Bonaparte en courant ne les savait que détruire; son unique but était d'être personnellement le maître du globe, sans s'embarrasser des moyens de le conserver.

Christophe Gaillard cite dans une note la philosophe Simone Weil, qui, dans Quelques réflexions sur les origines de l'hitlérisme, écrit: Il n'y a pas de "France éternelle", tout au moins en ce qui concerne la paix et la liberté. Napoléon n'a pas inspiré au monde moins d'horreur ni de terreur qu'Hitler, ni moins justement...

Quoi qu'il en soit, il aurait renoncé à sa charge, sans doute avec moins de fracas et plus de prudence, mais il aurait démissionné tôt ou tard. Non pas parce que la carrière politique aurait empiété sur l'autre qu'il aimait, l'aurait piétinée, voire réduite à néant, mais pour une raison bien différente qu'il comprenait enfin. Il aurait démissionné parce que justement il aimait la vie et ses risques, la liberté et ce qui la menace, l'écriture et l'angoisse qui en exaspère le désir.

Tout au long de son récit Christophe Gaillard, qui est martignérain, digresse, sans pour autant, sortir de son sujet: Le Valais, Chateaubriand, le Valais et Chateaubriand. Pourquoi alors cite-t-il la Rêverie au Lido? Parce qu'en 1833, l'ambassadeur est revenu en Valais. Cette année-là, il reçoit de la duchesse de Berry, mission de se rendre à Prague : En se dirigeant vers le Simplon, il prépare le chapitre "Venise". Et parce que Venise, comme l'homme, cherche à dire, partout et toujours, son refus de mourir et sa passion de vivre...

Christophe Gaillard relève le défi de faire sienne la langue de l'ambassadeur et, sans fausse honte, il pratique l'intertextualité amoureuse, comme bien d'autres, et comme les peintres peignent d'autres tableaux: Le plaisir du texte vient souvent des correspondances que chacun, quand il lit, tisse dans sa mémoire. C'est un prolongement de soi. Une affaire de résonance.

Sur l'essentiel, pour Christophe Gaillard, et pas seulement pour lui, l'ambassadeur n'a guère vieilli: Et à nous qui l'aimons, il nous procure au contraire lors de chacune de nos visites sur ses terres un immense soulagement. Il nous réjouit comme un grand vin, généreux, puissant, profond, fruité avec une pointe d'acidité qui en permet la garde.

Francis Richard

Une aurore sans sourire, Christophe Gaillard, 192 pages, Éditions de l'Aire