Article Figaro/Figarovox – 30/09/2015
Les propos de Nadine Morano sur la France comme pays de «race blanche» (sous couvert du Général de Gaulle!), lors de l’émission «On n’est pas couché» sur France 2, auraient pu rester un simple épisode supplémentaire de la société de l’hyper-spectacle dans laquelle nous vivons désormais, s’ils ne trahissaient une dérive de l’espace public vers des considérations de plus en plus ouvertement identitaires. Dérive inquiétante car destructrice du lien social et de notre «commun» – ce que l’on appelle aujourd’hui de manière significativement dégradée le «vivre ensemble». Dérive repérable de l’extrême-droite à l’extrême-gauche de l’arc politique aussi bien que dans différents milieux, académiques, culturels ou économiques par exemple.
C’est l’idée même d’une France tout à la fois Etat, peuple et nation, d’abord et avant tout politique, appuyée sur une histoire longue, faite d’apports multiples et orientée vers un projet à la fois émancipateur et unificateur, au-delà de toutes les différences qui la compose, qui est en train de se défaire sous nos yeux. C’est la France que décrivait si bien Ernest Renan dans sa célèbre conférence de 1882 (Qu’est-ce qu’une nation?) qui s’estompe: «Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis.»
Cette dérive survient, on le sait de longue date, par l’extrême-droite mais aussi désormais par la droite, comme en témoigne le propos du jour. Et ce, en raison d’une vision aussi fausse historiquement qu’inepte politiquement, d’une forme de pureté raciale ou civilisationnelle de la France. Une telle dérive se repère également, ce qui est plus étonnant, à l’extrême-gauche et même en partie à gauche, en raison cette fois d’une vision diversitaire voire communautarisée de la société, c’est-à-dire repliée sur des identités particulières, celles de minorités (à caractère ethno-racial ou religieux par exemple) dont la discrimination justifierait l’abandon de tout universalisme et même de tout espoir d’émancipation par l’appartenance même à une société commune.
Seul un tel dépassement des différences particulières dans l’espace public autorise la défense, la garantie et même l’épanouissement de celles-ci dans l’espace privé.
Les formes de cette dérive générale sont nombreuses, du rejet du métissage à celui de l’intégration. Elles conduisent toutes néanmoins à la remise en cause d’un «commun» – l’autre nom en France de la République – pourtant seul à même de permettre le dépassement des caractéristiques identitaires multiples de chacun d’entre nous et des appartenances spécifiques à tel ou tel sous-groupe dans la société. Or, et c’est là l’essentiel, seul un tel dépassement des différences particulières dans l’espace public autorise la défense, la garantie et même l’épanouissement de celles-ci dans l’espace privé. C’est à travers une telle mécanique, bien entendue et bien comprise, que peuvent se déployer à la fois l’individu libre et émancipé, et le citoyen à part entière. Et non pas en partant des spécificités et des différences elles-mêmes, en espérant qu’une société a minima, une société de marché par exemple, pourra en assurer la coexistence plus ou moins pacifique.
Combattre politiquement – on osera même dire idéologiquement! – une telle dérive devient donc une tâche primordiale. Pour tout républicain conséquent bien évidemment mais au-delà, pour tous ceux et celles qui sans vouloir se définir ainsi verraient dans l’existence d’une société plus juste le seul idéal qui vaille. Car la dérive identitaire contemporaine témoigne aussi de l’impossibilité qu’il y a à penser la solidarité et la lutte contre les inégalités dans une société qui ne se conçoit plus comme l’espace du «commun». Que l’on ne s’y trompe pas, le combat contre cette dérive est le même que celui pour la justice sociale.
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