Le premier jour de l’été lorsqu’on piqua son talon minuscule encore fripé et qu’on le pressa afin d’en extraire quelques précieuses gouttes de sang qu’on déposa sur un carton buvard et qu’elle hurla, je ressentis, surprise, la même douleur au talon, faisant écho au creux de mon ventre désormais vide. J’avais enfanté mon âme jumelle, mon alter ego, je partagerais ses joies, ses peines seraient les miennes. De son côté, elle porterait mes douleurs, et sublimerait mes rires. Nous nous battrions ensemble contre les mêmes fantômes. Dotées d’un même fonctionnement de cerveau, nous serions imbattables au Pictionary, bien qu’aussi médiocres en dessin l’une que l’autre. Elle est ma fille, elle est la sœur que je n’ai pas eue et qui m’a tant manqué, peut-être.
Alors l’autre soir mes yeux n’étaient pas rivés sur la scène, mais sur elle. Ses yeux brillaient de plaisir, sa danse hurlait sa joie d’être là, elle irradiait. Il en faut peu quand on a quatorze ans. J’étais là, à quelques pas d’elle, et son bonheur simple faisait le mien. Alors j’ai chanté comme elle, dansé, tapé des mains, été émue parfois aussi, comme elle.
J’ai repensé à toutes ces discussions du pourquoi, pourquoi on fait des enfants, pourquoi on les laisse user de notre temps précieux – je n’utilise volontairement pas le mot perdre, le temps passé auprès d’un enfant n’est jamais perdu, mais ce serait trop long à vous expliquer – , pourquoi (comment ?) on supporte les nuits hachées et les soucis, les attentats sur le compte en banque et les réunions parents-profs, les montagnes de linge sale et les contrôles anti-poux, les verres de lait renversés et les fêtes d’anniversaire, les heures d’angoisse dans les salles d’attente et les roller-coasters, les kilomètres de voiture et les copains qui vont et viennent, les concerts où tu vas sans entrain et les devoirs à surveiller, les permissions de minuit et la vaisselle qui traîne sur l’évier, et l’explication était là, sous mes yeux : pour ces moments de joie simple qui ricochent et nous éclaboussent.
Pour l’heure de gloire d’une licorne voyageuse, parfois, aussi. If it’s the end of the world, let’s party.