89° jour
9h30, réunion d’équipe, salle Zola.
L’information avait claquée bien avant l’annonce officielle, bénéficiant d’un faux départ que personne n’avait su juguler à temps. Ce jour là, de nouveaux prestataires devaient prendre leurs fonctions sur le projet, histoire d’ajouter quelques rameurs sur les bancs de nage.
Eparpillés dans l’immense salle de réunion, les membres de l’équipe finissaient de se maltraiter les muqueuses au café chaud en attendant le début du spectacle, tout en commentant les préparatifs sur lesquels notre bien aimé chef de projet suait sang et eau. Il avait vraisemblablement prévu de faire un bilan sur l’avancement du projet dans le but de recadrer tout le monde et de plonger nos futurs collègues dans le bain. Sauf que le rétroprojecteur et le PC avaient établi une base de non communication, bien décidés à mettre en péril la crédibilité du chef et une saine distraction pour le reste des spectateurs.
Il est certain que le silence soudain, au moment où notre charmante DRH entra dans la salle, était plus en rapport avec sa plastique avantageuse (eh oui, la R&D est traditionnellement un monde de mecs, on ne se refait pas) que pour les trois pieds nickelés qui la suivaient, les yeux fixés bas sur le mouvement ondulatoire qui semblait littéralement les hypnotiser. Les présentations furent brèves, la demoiselle ne tenant pas à s’éterniser dans la même pièce qu’une meute de personnages prompts à se muer en loups Tex Averiens. Nos futurs partenaires installés et les accessoires récalcitrants remis au pas grâce à la volonté de fer du chef, la présentation démarra sur les chapeaux de roues, au grand dam de ces trois pauvres hères condamnés à ingurgiter en l’espace d’une heure plusieurs semaines de labeur, cernés par une bande de demeurés qui trouvait drôle d’en rajouter, histoire de perturber le présentateur et, accessoirement, les bizuts.
Passons rapidement sur les premières journées de nos personnages, plus préoccupés par leur insertion dans un nouvel univers que décidés à justifier par un quelconque travail les sommes astronomiques versées à leur employeur.
Tiens, en y revenant, figurez-vous que le qualificatif de pieds nickelés leur convenait parfaitement.
Le plus âgé du lot flirtait allégrement avec les 80 au dessus du mètre, grande ficelle voutée qui baladait lentement son ombre croquignolesque dans les couloirs, à la recherche d’on ne sait quelle carte électronique à concevoir, puisque telle était sa spécialité. L’œil atone, la lippe condescendante, il passait son temps à fourrer son énorme pif, framboise rassie croisée avec une tomate trop mûre, dans les activités des autres sans montrer pour autant qu’il était capable d’en mener une à son terme.
Et s’il est vrai que le second se dégarnissait gentiment du caillou, son piège à macaronis dissimulé par une pilosité plus qu’hirsute doublée d’un sérieux durillon de comptoir lui conférait un air de famille avec le sieur Ribouldingue. Par contre tout le monde le fuyait comme la peste dès qu’il voulait entamer une conversation, l’animal ayant très probablement croqué ses chaussettes au petit déjeuner et réussissant ainsi à provoquer une mini guerre bactériologique dans nos bureaux. Les poches de gaz étaient dûment cartographiées, et consciencieusement contournées pour éviter les pertes au feu, et nous plaignions - avec un certain soulagement, soyons honnêtes – nos collègues softeux qui avait hérités du bougre.
Petit et la bouille ronde, image vivace d’un hyperactif surboosté à la caféine, notre troisième lascar n’avait peut être pas de bandeau sur l’œil, mais force était de constater un quelque chose en commun avec le fameux Filochard. Sautant d’un bureau à l’autre, il était toujours à picorer la moindre info, recoupant tout et remettant en cause chaque affirmation. L’homme vivait dans le doute, arrivait à le semer et parfois même à le récolter, tentant de nous convaincre d’une assertion frauduleuse échappée de sa cervelle en ébullition deux jours après avoir prétendu le contraire. Et pour notre plus grand malheur, il avait rejoint l’équipe des mécanos. Rappelez-vous : ceux qui n’ont jamais rencontré la moindre goutte de cambouis de leur existence !
C’est pour le coup qu’avec un gars comme ça on allait se retrouver à pondre une caisse à savon à roulettes plutôt qu’une boîte à fromage améliorée.
En résumé, les renforts tant attendus étaient enfin présents, mais semblaient posséder l’efficacité de gueuses en plomb. Le rythme menaçait de passer du tango au slow si personne ne reprenait la baguette en main.